DEAR RABBIT [CH.SOLO]

RÉCAP

(06.10) • Petit oiseau & Petit rongeur.
(07.10) • Petit rongeur & Petit rongeur.
(08.10) • Petit oiseau.
(09.10) • Échec.
(10.10) • Échec.
(11.10) • Échec.
(12.10) • Échec.
(15.10) • Poisson.

Ce chant, encore.

- Qu'ils sont beaux, mes gamins ! Qu'ils sont vivants, mes gosses ! Elle n'aura pas ma peau, la putain !

Il résonnait dans sa tête, lourd de sens et lourd de conséquence. Il soulignait le silence qui l’entourait et qu’il n’arrivait à anéantir qu’en se parlant seul et en poussant sur ses cordes vocales ; il aimait plutôt bien taper sur le système des autres en scandant sa berceuse, en temps normal. Sauf que là, le seul qu’il saoulait c’était lui-même. Il n’y avait pas âme qui vive dans les environs, et ça l’angoissait.
Quand est-ce que son jumeau comptait rentrer, au juste ? Jamais ? Il ne se souvenait pas l’avoir blessé récemment, pourtant. Il n’avait pour ainsi dire pas commenté ses chasses depuis une éternité — Sonveen savait aussi se taire, des fois, quand il savait que les proies manquaient à l’appel. Il s’était même montré plutôt affectueux les jours précédents la disparition d’Izayoï. Pourquoi est-ce qu’il l’avait laissé tomber ? Pourquoi est-ce qu’il ne revenait pas pour qu’ils se réconcilient comme à chaque fois ? C’était d’un non-sens épuisant. Il n’arrêtait pas d’y penser, en plus ! Ça l’obsédait.

Du coup, il répétait ces mots débiles qui lui empoisonnaient la tête. Il rompait la solitude en entretenant une conversation intérieure qui n’était finalement rien de plus qu’un monologue.

- On arrive quand ? — Quoi ? Comment ça, jamais ?! Je ne te permets pas !

Il s’égosillait dans la semi-pénombre des jours mornes et gris. Les heures s’étiraient et son corps maigrissait. Il avait faim, en plus. Il n’aimait pas avoir la dalle parce qu’il en devient irritable ; et qu’est-ce qu’il foutait dans ces moments-là, hein ? Déprimer ! C’était sans fin.
Il devait se nourrir, et vite. De mauvaise grâce, le gosse se résigna à sonder les environs avec ses sens. Ils avaient perdu de leur superbe et de leur finesse depuis qu’il avait décidé que son frère pouvait bien chasser pour eux deux — autant dire qu’il n’avait plus rien d’un grand prédateur.

Au bout d’une heure de recherches vaines et alors qu’il s’apprêtait à rendre les armes, Sonveen remarquait un étrange manège. Un rat tournait en rond, observant vraisemblablement une chose qu’il devait trouver drôlement appétissante. Très intéressé par le butin - les rats étant des charognards et des opportunistes, il devait forcément s’agir d’un cadavre ou d’un truc comestible - le gamin s’approcha à pas de loups. En une poignée de bonds il fondait spontanément sur la bestiole qui manqua quand même de lui filer entre les doigts. Il lâcha un grognement satisfait et écrasa de tout son poids le petit animal dont les os craquèrent. C’était un son sinistre qu’il haïssait du fond de son âme ; ça lui filait la chair de poule. Il gobait son trophée si longuement cherché et remarquait que le rat avait signé son arrêt de mort en bavant sur le corps tiède d’un oisillon.
Pas mécontent de ce repas frugal qu’il compléta par ce fameux dessert plein de plumes, le jeune mâle s’accorda aussitôt le droit à une sieste. Il avait bossé dur, après tout !

Je vous vois venir avec vos grands chevaux : en quoi un pauvre rat et un cadavre entamé d’oiseau est un festin ? Ah ! Comme vous êtes médisants ! C’est carrément prodigieux, à une telle période de l’année, de débusquer deux choses - peu savoureuses, il est vrai - sans lever réellement le petit doigt. C’est tout un art, et Sonveen y est passé maître, vous comprenez ?
Voilà, alors inclinez-vous maintenant.

La nuit passée, il devait reconnaître qu’il avait assez bien dormi grâce à sa chasse enfin récompensée ; il avait pu combler son estomac qui était resté silencieux depuis et n’avait pas essayé de le réveiller. Par conséquent disposé à la conversation et aux jeux, le jeune mâle se mettait en quête d’un congénère à chahuter. Il n’en trouva évidemment pas. Les amis, avec Sonveen, ça ressemblait à ses butins de chasse : rarement de sa volonté, et jamais de bonne qualité. Il arrivait à nouer des liens, de temps à autre, mais finissait par prendre ses distances en comprenant que ses interlocuteurs étaient ou complètement cons, ou profondément malades dans leurs têtes poilues.
Il n’était sans doute pas très sain lui-même, mais aucune règle sous-jacente ne sous-entendait qu’il fallait aux fous s’entourer de gens leur ressemblant ; loin de là, un fou n’étant jamais conscient de l’être, il voulait des gens normaux et bien dans leurs bottes à ses côtés, pas des mômes rejetés par leurs parents et rendus cinglés par une petite copine infidèle.

Bref.
Toujours seul et maintenant à nouveau frustré et affamé, Sonveen comprenait bien qu’il était encore temps de se remettre en chasse. C’est qu’il n’en finissait jamais avec ces foutues chasses ! Chasse, chasse et encore chasse. Il avait l’impression d’y passer son temps et de ne pas en voir le bout. Sa queue frappait un coup à gauche, un coup à droite, avant de marcher à la va-vite. Il pressait le pas, sautillait sur les branches sèches pour les craquer et faisait tellement de bruit qu’aucun volatile intelligent ne serait resté dans le coin.
Par chance, les rongeurs n’étaient pas aussi malins. En déambulant, il remarquait un trou étrange qui s’enfonçait sous les racines noueuses d’un gros arbre. Intrigué, il y fourra d’abord un œil, puis carrément le nez. Reconnaissant l’odeur caractéristique de la bouffe - et après avoir esquissé un sourire goguenard en entendant son ventre gargouiller - le jeune mâle commença à creuser avidement le sol, jusqu’à ce qu’un rongeur en émerge tout apeuré et paumé. Il referma les mâchoires dessus, frissonnant aux craquements des os et s’émerveilla du goût si doux du sang dans son gosier. Pour ne pas lui déplaire, un second rongeur se dépêchait de rejoindre le premier dans ses entrailles peu de temps après. Une très bonne journée, en somme !

Il avait mal.
C’était écrit partout sur son corps qu’il avait échoué et que ses projets étaient tombés à l’eau avec la biche envolée. Il lui en voulait, à celle-là. Non contente de lui avoir broyé les eaux et généré des dizaines de contusions, elle n’avait même pas eu la décence de se laisser manger. Donc, au fond de lui, Sonveen enrageait.
Il avait mal.
Ses blessures suintaient par endroit, et d’autres le démangeait. Et, comble de l’ironie, elles se situaient toutes à des zones qu’il était incapable de gratter lui-même ; il devait donc demander de l’aide, mais n’avait personne à qui faire une pareille requête.

Le seul moyen de guérir était d’oublier. Il essayait, vraiment. Le problème étant que chaque position devenait source de douleur et un moyen de le torturer. Il frémissait à chaque fois qu’une onde de souffrance le traversait de bas en haut, s’enfonçant dans ses os comme des petites aiguilles sournoises. Il était aux abois, quoi.
Dans cet état d’esprit morose, on pourrait penser qu’il ne pouvait pas chasser ; vous avez tort, évidemment. Ce gamin avait plein de ressources et de courage à revendre.

Les oiseaux aquatiques construisaient souvent leurs nids sur les berges d’un lac ou d’une rivière. C’était précisément ce qu’il voulait trouver : des bébés mal protégés ou laissés sans défense. Il découvrait rapidement une nichée et étudiait soigneusement les environs. Deux jeunes quasiment adultes - mais sûrement encore incapables de voler - se reposaient calmement dans un entassement de branches et de lichen. Il avait trouvé ses proies idéales.
S’approchant silencieusement du refuge à ciel ouvert, il se jetait sur l’un des deux gosses ; l’espèce en elle-même était plutôt petite et maigrelette, mais ça ferait l’affaire. Il l’acheva d’un coup de crocs et l’entraîna loin avant que les parents ne viennent lui picorer le derrière.

Il s’éveillait avec le soleil au zénith. Il entrait avec sa lumière débauchée qui l’aveuglait et lui abîmait les yeux. Ses oreilles commencèrent à s’agiter doucement, cherchant en vain la propriétaire de la tanière. Son odeur n’était déjà plus que résiduelle ; aussi était-elle partie depuis un moment déjà. Avait-elle décidé que, finalement, ce trou n’avait pas tant d’importance que cela pour elle et qu’il était temps de reprendre sa route ? Il n’en savait foutrement rien et, à vrai dire, il n’avait pas l’air de s’inquiéter tant que ça. Le visage fatigué et les muscles endoloris, il ne se sentait pas d’humeur à se soucier de ses congénères — Il voulait dormir, rien d’autre. Du coup, pas volontaire pour un sou, il laissa ses paupières tomber à nouveau et sombra dans le sommeil presque aussitôt.

L’absence de Nala était, à ce moment précis, une aubaine. S’il n’éprouvait habituellement pas le besoin de se justifier auprès des autres sur ses déplacements, il en allait autrement quand il était question de la femelle blanche. Il n’avait aucune idée du pourquoi et du comment ; peut-être parce qu’il ne voulait pas qu’elle chasse pour lui alors qu’il prenait la poudre d’escampette, mais en tout cas il aboyait toujours un « Je sors » ces derniers jours.

Ce matin-là, rendu à la vie après avoir cru croiser la mort pendant quelques heures pénibles, il avait décidé de courir pour rejeter ses souvenirs. Son sommeil avait été ponctué de rêves qui ressemblaient amèrement à des souvenirs ; c’était difficile de revivre l’époque où il était en meute et de se réveiller seul ensuite. L’odeur de ses proches lui manquait. La chaleur de sa famille lui donnait l’impression d’être désormais recouvert d’un épais bloc de glace et de neige — comme un vieux volcan qui n’est plus entré en éruption depuis longtemps, dont tout le monde a oublié la férocité, et qui s’est doucement laissé ensevelir par les hivers rigoureux.

Avant de commencer à se perdre, il songea vaguement à chasser. Il pourchassa d’abord un oiseau qui semblait incapable de voler ; c’était bien sûr une vilaine entourloupe et la bestiole jugée stupide s’échappa dans un cri qui avait l’air d’un rire moqueur. Vexé, il s’était rabattu sur des terriers de lapins et de rats qu’il avait trouvé vides — Bref, il avait perdu beaucoup de temps pour pas grand chose, et ça l’avait un peu énervé.

Sonveen avait visité un peu à la va-vite les ruines des Hommes. Il avait trouvé ça intriguant et obsédant, tant par les formes étranges que par les objets hétéroclites qu’il dégotait en fouillant. Ayant élu domicile dans l’une des vieilles baraques et plus particulièrement sur un vieux lit pouilleux, il se plaisait assez là-bas. Il avait cependant dû se rendre à l’évidence : les proies manquaient dans ce coin où le bitume était omniprésent.
Il avait donc été obligé de se rabattre sur la plaine environnante. Malheureusement, toutes ses recherches demeurèrent vaines.

Après deux jours passés dans la ville des Hommes à épier le moindre mouvement et à s’émerveiller comme un louveteau, Sonveen avait décidé de rentrer. « Rentrer » était d’ailleurs un bien grand mot ; cela se résumait à faire le chemin vers la clairière au papillons et à attendre que Nala se présente.
Elle se montra, ce jour-là, et Sonveen l’apostropha grossièrement comme il le faisait depuis leur rencontre. Étrangement, la femelle le tolérait et le supportait sans se plaindre — chose parfaitement inédite pour le jeune loup. Encore une fois, il se glissa dans sa tanière - non sans lui avoir demandé son avis, il s’estimait déjà trop poli en la saluant - et se reposa de ces heures de folie.

Un peu ridiculisé par les récentes prises particulièrement intéressantes de Nala, Sonveen avait décidé - après un week-end passé à ne rien foutre du tout - de chasser. Il songea à de grosses proies, bien sûr, pour lui en mettre plein la vue et lui prouver qu’il était le meilleur des deux, mais les conseils du loup de meute restaient collés aux parois de son crâne. Il n’était pas assez fort pour le moment.
Aussi, il préféra se rabattre sur des proies plus « faciles » mais pas moins délicieuses : les poissons. Il n’avait absolument jamais péché, ce qui l’obligea à prendre un cours en accéléré avec lui-même pour professeur. Il tomba, encore et encore, dans l’onde en faisant fuir tous ses résidents ; jusqu’au moment où - sur un coup de bol - il parvenait enfin à sortir un petit saumon qui frayait dans le coin.
Content, il le ramena à la tanière et le donna à la femelle dans un geste de pur dédain — presque comme s’il lui faisait une énorme fleur en lui cédant son butin et qu’il était alors nécessaire de le remercier avec reconnaissance et émotion.