[expédition] KIRA, SHINE, ANDROMEDA - L'odeur du gasoil au petit matin

Il y a des humains dans le coin, j'ai fini par les trouver, après un peu de recherches entre deux chasses infructueuses. Et des humains plus qu'intriguants. Outre les quelques réfugiés égarés dans les ruines que j'ai entr'aperçu entre deux bâtiments effondrés - moyennement intéressants, sauf peut-être pour leur voler le peu qu'ils possèdent - il y a surtout des humains bien plus équipés, que j'ai fui en voyant la première fois. Ils rigolent pas, ici. Enfin, de là d'où je viens non plus, mais j'aurais pensé que si les meutes s'étaient arrêtées par ici, c'était pour une raison, et l'absence d'humains - les connaissant - en aurai été une. Pas me concernant, mais pour une fois, la non-logique de mes grands amis de meutes m'est profitable. Je dois bien être le seul dégénéré ici à considérer une bonne nouvelle la présence d'humains.

Mais si je me suis barré en courant à en perdre haleine en les voyant, il est hors de question que je les fuie de nouveau si je les croise. Je veux en savoir plus, je veux savoir où ils sont, combien ils sont, à quel point ils sont une menace. Et qui sait, des informations comme ça, ça pourrait bien se vendre à quelques meutes paranoïaques - enfin, paranoïaques, plutôt prévoyantes, mais connaissant la fiabilité de ce que je raconte, on va dire paranoïaques. Et rien de mieux pour démarrer des embrouilles entre loups qu'un informateur douteux... Bon, il y a plein d'autres bons moyens de démarrer des embrouilles, mais j'apprécie particulièrement celui-là. Et il rapporte gros, de mon côté.

De toute façon, ma propre curiosité est une raison bien suffisante pour me justifier de les chercher. Je suis sûr de trouver des dizaines de choses à noter sur eux par rapport à tous mes précédents sujets d'analyse, et des tas d'autres trucs à comprendre. Et l'idée me fait piétiner d'excitation d'avance. Je piétine aussi parce que je le fais tout le temps, certes, mais cette fois j'ai une raison.

Il n'y a pas besoin de trop réfléchir pour penser que le premier endroit où commencer mes recherches serai celui où j'ai croisé mes amis les bipèdes sans poil la dernière fois. C'est une grande rue où sont passés un véhicule et son escorte, armés jusqu'aux dents, et le seul indice - hors ma propre intuition - que j'ai pour l'instant. L'odeur s'est un peu effacée depuis, mais elle reste bien perceptible, mélange revêche d'essence brûlée, de sueur, d'acier et d'autres joyeusetés humaines. Par contre, je n'ai aucune idée de par où ils ont bien pu aller. Les pneus sont effacés depuis longtemps, et je n'ai trouvé l'odeur que parce que je reconnais l'endroit et qu'il est abrité, entre les pluies acides et le temps qui s'est écoulé, j'ai peu de chances de réussir à remonter la piste. C'est un joli indice que j'ai, mais un joli indice bien inutile. C'est avec ce genre de réflexions que le vent m'apporte une autre odeur, bien plus surprenante, elle. Un groupe de loups, qui éveille brusquement ma méfiance, qui retombe un peu en en reconnaissant une plus familière.

« Kiraaa, ma grande amie. » je m'exclame en trottinant vers l'origine de l'odeur, un grand sourire aux lèvres. Dust, Dust, tu t'appelles Dust, souviens-t-en, je me martèle en tête. « Je suis comblé de joie de pouvoir fréquenter de nouveau ta glorieuse compagnie après notre belle rencontre. J'espère que c'est réciproque, tu me verrais très affligé de savoir que je te fais totalement chier, comme d'habitude. » Les deux loups avec elle me sont totalement inconnus, mais connaissant son sale caractère de solitaire, je doute qu'ils viennent de la moindre meute. Peut-être des amis à elle. Ou des alliés. Elle est quoi déjà, Kira, guérisseuse? Voilà, sûrement une bande de guérisseurs menant une discussion passionnante de plantes à fleurs et d'autres remèdes dont ce sont bien les seuls à avoir quelque chose à faire sous leur stade "bout de végétal passif en pleine nature". Au moins, je n'ai pas trop à craindre de trois loups dont le passe-temps se résume à mâchonner de l'herbe pour la mettre sur des plaies purulentes. Enfin, j'imagine. Je vais quand même faire gaffe, hein, on sait jamais.

« Dis-moi, Kira, pour quelqu'un qui se foutait de moi quand je te parlais d'humains, je trouve que tu traînes vachement près d'eux quand même. 'saviez qu'ils se baladent dans le coin? C'est dangereux, un humain. » Merci Captain Obvious, je songe. Je n'ai pas pu m'empêcher un regard narquois envers la louve noire aux yeux rouges, avant de reporter de nouveau mon attention sur le reste du groupe, nullement intimidé par tous leurs regards à la fois. Je suis assez extraverti pour faire passer la timidité pour une qualité inestimable. « Mais si vous tenez tellement à les rencontrer, vous savez, ça s'arrange... » je susurre, sarcastique. Eux, vouloir trouver les humains? Quelle idée tordue, tiens.

La louve noire n'a pas attendu avant de me balancer la réponse la plus acide qui soit jamais prononcée de sa voix jusqu'ici.
« Malheureusement pour toi, la plaisir n'est pas partagé et ne le sera jamais. Et je ne suis pas ton amie. Alors maintenant que tu as fait ta petite scène devant tout le monde et que tu es fier de toi, fiche le camp avant qu'on te fasse regretter d'avoir mis les pattes sur ces terres. Et ce qu'on compte faire ne te regarde pas de toute façon.
- Toujours aussi aimable. » j'observe en levant une oreille, sans la quitter du regard. « Te saluer est un plaisir, mon amie. » Est-ce que je compte un jour arrêter la provocation gratuite? Sûrement que non. Ou pas avant qu'elle ne me fasse copieusement regretter tout ce que j'ai pu lui dire. Et encore, ça peut toujours servir pour plus tard de prétexte pour continuer sur ma lancée. Quand je serais un peu moins misérable au combat, j'entends. Je n'ai pas des masses envie de perdre mon bon oeil en plus de l'abîmé qui risque bien de finir inutile. Borgne, pourquoi pas, mais totalement aveugle... Mauvais plan, surtout en solitaire, et surtout vu mon héritage de clébard.

Je ne m'attendais pas du tout, en revanche, à entendre une petite voix fluette qui me répond à côté de moi. « Euhmm... Bonjour Rion. » De là, trois choses se sont mises à s'exciter comme des hystériques dans mon crâne. La première, c'est que je vais avoir droit à une sacrée remarque de la part de Kira quand elle va percuter qu'on s'adresse à moi sous un autre nom que celui que je lui ai donné, mais de toute façon, elle a déjà assimilé que j'étais un enfoiré de première, donc je m'en fous un peu. A la limite, elle perdra encore plus confiance en ce que je pourrais lui dire plus tard, mais c'est pas un problème si énorme que ça non plus. La seconde, c'est que je reconnaîs cette voix, alors que je n'ai pas reconnu un seul des loups ici à part Kira, donc il y a un problème - sûrement que l'idée d'embêter ma grande amie m'a trop occupé pour regarder les loups un peu attentivement. La troisième, c'est que ça n'est pas du tout le genre de voix que je m'attendais à croiser avec la louve aux yeux rouges.

Shine, a dit mon cerveau en retournant tous mes souvenirs récents. Shine, celle qui m'a aidée un peu spontanément en plein marais alors que je venais de me faire la blessure la plus stupide de ma vie, et surtout, Shine qui est un chien-loup, donc qu'une personne qui peut m'intéresser. Et vu son comportement avec moi la dernière fois, l'agresser serai stupide. C'est peut-être le seul allié que je peux croiser ici, il serai assez peu productif de m'en faire un ennemi aussi... Et honnêtement, je crois que je l'aime bien.

« Shiiine! » J'ai brusquement déporté mon attention de la louve aux yeux rouges vers elle, en ignorant superbement toute remarque qu'elle aurai pu faire en réponse à mes sarcasmes acides ou à mon vrai nom, et ai fait quelques pas vers elle, déjà plus avenant. « Eh tiens, si je m'attendais à t'croiser ici. Dans un coin aussi moyennement engageant, surtout. Ou pas avec l'autre tarée en tous cas. Je vois mal comment elle peut être agréable envers qui que ce soit. C'était pas trop dur d'avoir à la subir avant que j'arrive? Et après, c'est moi qui suis chiant, dis donc. » Et cette fois, mon sourire est presque sincère. Je crois que je suis franchement content de la voir là, ça me fait au moins une personne qui voudra pas ma peau dans les quinze secondes qui vont suivre. Ou ne cherchera pas à m'empoisonner. Ou n'appellera pas trois meutes différentes pour me sauter dessus. Ou n'importe quoi du genre.

Après quoi, c'est le seul mâle du groupe qui a fini par prendre la parole, en se levant comme si il faisait un effort surhumain. Bah dis donc, te fatigue pas autant que ça pour moi, si tu veux juste me manifester ton mépris comme l'autre énervée, tu peux le faire assis, je t'assure que j'en ai connu plein qui avaient pas le courage de seulement se lever pour me dire d'aller déblatérer mes idioties plus loin. Bon, ils ont bien fini par se mettre debout pour me grogner dessus en comprenant que ça marchait pas, certes. « Bon. Il semblerait que tu les connaissent toutes les deux , c'est bien. Mais là tu vois on a quelque chose de plus important à faire que de te parler. Alors Mâle , sois-tu nous explique pourquoi tu veux tant qu'on aille voir les humains avec toi , soit tu sautes d'une falaise pour te faire empaler la gueule. » Un type joyeux, lui aussi, donc. Est-ce que Shine est donc la seule personne à peu près agréable ici? On dirai bien.

« Mâle? Oh, mais ne prends pas la peine de faire honneur à ma virile masculinité comme ça, tu peux juste m'appeler "le clebs", ça passe très bien aussi, j'ai l'habitude. » D'autant plus étrange que mon nom, il vient tout juste de l'entendre, donc à moins d'avoir un sérieux problème d'amnésie, c'est vraiment pour se foutre de moi. « Et pour ce qui est de l'invitation à aller épargner le reste du monde de ma présence, t'inquiète pas pour ça non plus, t'es pas le premier à me le proposer, sûrement que si vous faites tous le voeu devant une étoile filante au même moment ça se réalisera. Pour ce qui est des humains, en revanche... »

J'ai repassé ma langue sur mes babines, sans presque y prêter attention - c'est le principe même d'un tic - en trottinant autour du groupe pour me rapprocher du loup gris. « Je pourrais être honnête, et vous dire que c'est juste parce que pour l'instant, tous les loups purs que vous êtes et que j'ai pu croiser m'ont paru moins intéressants qu'un seul de ces humains, et donc que je cherche des alliés pour m'en approcher sans danger, mais je peux aussi le dire autrement. Vous êtes tous guérisseurs, ici? D'expérience, je peux affirmer que si ils ont des vivres et un campement, vous ne serez pas déçus... » Non, le sourire sournois qui s'est étalé sur mon visage, il était parfaitement involontaire, je le promets. « J'ai assez vécu près d'eux pour savoir de quoi sont capables leurs médicaments, et j'ai aussi assez vécu près d'eux pour vous être utile à les obtenir. Et j'ai assez vécu près d'eux pour les trouver fascinants, et que votre aide à les approcher me serai un paiement bien suffisant pour la mienne à vous éviter de vous faire tuer en repartant avec un butin. Le nombre fait la force, mais ce que je sais encore plus... » Ce qui n'était qu'une simple distraction en allant embêter la louve noire pourrait se révéler un pari bien plus intéressant, au final. Et puis, honnêtement, si Kira ou l'autre gris aussi avenant qu'un ours réveillé en pleine hibernation se faisaient choper par les humains, ça ne me ferai ni chaud ni froid. Shine, ça serai déjà plus problématique, mais protéger un seul loup est toujours plus simple que trois dont deux qui me détestent déjà.

« Si vous avez du temps à perdre avec lui, allez-y, mais ce n'est pas mon cas. Il ne nous sera d'aucune utilité, il n'a fait que mentir depuis que je l'ai croisé et pourrait très bien nous trahir, alors qu'il aille traîner sa carcasse de chien ailleurs ! » Quelle délicatesse. C'est moi qui suis désagréable après ça ? Moi, au moins, je ne passe pas mon temps à ramener les gens à leur condition de loups purs condescendants et agressifs... ah, non, oubliez, je le fais constamment. Mais c'est bien la peine de faire des efforts dans le sens contraire si c'est pour recevoir ce genre de commentaires en retour, hein. Faut croire que haïr les chiens fait partie de leurs gênes, même si ça les empêche pas d'aller ramper à leurs pattes dès qu'ils ont une guerre à gagner. Raclures.

Et, très occupé à ruminer ma profonde hargne de cette louve que je prendrais un autre jour plaisir à emmerder de nouveau, je ne m'attendais pas à entendre Shine prendre la parole. Et pour ma défense, ça n'est pas le genre de personnes que je pensais être capable de prendre la parole à ce moment précis non plus. « Non. Je refuse catégoriquement de te suivre Kira. Tu n'es pas un leader, je suis libre de mes choix. Je reste avec Rion. Il n'est ni méchant, ni menteur. Sinon pourquoi m’aurai-t-il donné sa vraie identité ? Tu devrais te remettre en question car pour preuve, deux nous deux tu es celle en qui il n'a pas eu confiance. » Je crois que je n'ai pas réalisé tout de suite ce qu'elle a répondu. Est-ce qu'elle vient de me défendre ? C'est un concept intéressant, tiens. A part mes anciens maîtres, j'en connaîs peu qui ont fait le moindre pas dans ce sens sans vouloir m'entuber par la suite. Aucun, en fait. Donc, hé, j'ai bien le droit d'être surpris, puis franchement et stupidement satisfait de moi-même. J'ai étiré un grand, grand sourire à l'attention de Kira, le genre qui me fait mal aux babines, et provocateur au possible - pour cacher le fait que je suis beaucoup trop heureux et excité par l'idée qu'on vient effectivement de se ranger de mon côté. T'as vu, le type qui t'a faite chier pendant des heures la dernière fois et qui vient foutre en l'air ton expédition a des alliés, aussi dur à croire que ça te paraisse.

« D'accord. On va te suivre. » Dites donc, faites gaffe les gars, vous allez faire une overdose de bienveillance si vous continuez à ne pas vouloir m'étriper dans les trois secondes à venir. Vous savez qu'être agréable envers moi est sûrement classé dans la catégorie du masochisme extrême ? « Écoute, je sais que tu ne l’apprécies pas, je comprends, il a une gueule à faire peur , mais ce qu'il dit est quand même intéressant et rien que mieux qu'un demi-chien pour nous guider jusqu'à eux et leurs médicaments. Au pire s'il nous roule on lui fait la peau pour en tapisser l'entrée de nos tanières, ce n'est pas plus mal, il caille chez moi. T'es p'tre un ange tomber du ciel hyper timide mais je suis sure que t'es pas conne et si tu lui fais confiance alors... rien qu'un peu je lui accorderais la mienne. » Non, c'est bon, j'ai eu peur. Je me voyais mal rester plus de cinq minutes avec des gens qui ne m'avaient pas encore menacé de mort. Mais maintenant tout va bien, on va pouvoir commencer à faire des choses intéressantes - enfin, plus intéressantes que rabaisser l'ego de Kira en y allant en meute, donc ça promet de l'être vraiment, vu combien cette première activité était déjà très enrichissante.

« Si deux personnes dont un qui me déteste te disent de me faire confiance, mon amie Kira, c'est peut-être qu'il faut réviser ton jugement... » je souffle, terriblement sarcastique. J'ai relevé la queue - encore plus qu'elle ne l'était déjà, j'entends - en leur tournant le dos vers les indices que j'ai déjà cherchés avant leur passage. Mon oreille droite bat une mesure aussi effrénée que ma propre excitation, aussi frénétique qu'irrationnelle. Ca promet d'être intéressant... Juste penser à faire attention à mes arrières quand même, ça ne me surprendrai absolument pas que l'autre folle aux yeux rouges essaie de me balancer à la colère d'humains hystériques en guise de vengeance pour cette humiliation.

Si je fais appel à mes souvenirs, en plus de l'odeur qui traîne encore sous les ruines du bâtiment à demi-effondré, je suis presque sûr d'arriver à voir par où ils sont partis. Et effectivement, à quelques dizaines de mètres le long de la ruelle, la piste continue, ténue mais bien présente. J'ai passé ma langue sur mes babines, satisfait de ce premier pas vers mes grands amis à deux pattes, avant de me retourner vers le reste de mon groupe. « Et tant que c'est de la traque basique, vous savez, ça vous coûte rien d'essayer de m'aider non plus. Pas différent de retrouver une bestiole blessée, ils puent à douze kilomètres à la ronde. »

En route pour le suicide collectif, je songe en trottinant vers la suite du parcours. Vu la bande de bras cassés qu'on fait tous, ça promet d'être joyeux. Et assez dangereux, me concernant, vu le risque élevé de me retrouver entre deux camps différents qui veulent tous les deux ma mort.

Je dois avouer que le camp est vraiment grand. Plus grand que ce à quoi je m'attendais, mais en même temps, vu la taille du véhicule que j'ai vu passer, ça ne me surprend pas tellement. Et étonamment peu gardé aussi, considérant sa taille et le nombre de loups aux alentours. Est-ce qu'on est vraiment les seuls à s'en approcher aussi près? Le trouver, sûrement que non, un truc aussi énorme doit avoir été repéré par d'autres imprudents des dizaines de fois.  Mais apparemment, le challenge et les meutes ici, ça fait deux. Trouillards, tiens.

« C'est glauque... » J'oubliais presque que mon excitation n'était pas vraiment partagée. J'imagine que là où tout ça m'inspire des dizaines de sentiments différents, respect, fascination, curiosité, attirance, à eux ça ne rappelle que ce qui a détruit leurs terres en long en large et en travers. Les odeurs qui rampent jusqu'à nous réveillent dans mon crâne des dizaines de souvenirs, positifs ou négatifs, et j'ai cette impression étrange de replonger dans un monde trop familier. Les chiens qui passent le temps comme ils peuvent, les véhicules, les vêtements usés qu'ils portent et leur démarche un peu trop spéciale pour paraître naturelle, les tentes trouées, les chemins battus par le passage des chaussures. Et j'ai beau l'avoir vu un nombre de fois incalculable après toutes mes rapines dans leurs réserves de vivres, je crois que je ne me lasserais jamais de reconnaître presque tout ce que j'ai sous les yeux.  

C'est la voix de l'autre râleur qui finit par me tirer hors de mes pensées, à mon grand regret - je serais resté là des heures, si ces abrutis n'étaient pas des flippettes superstitieuses. J'ai parcouru de nouveau le camp du regard, à la recherche de quelque chose pour satisfaire leur part du marché. Les tentes intéressantes sont paumées en plein milieu du camp, et les atteindre sans alerter ni chien ni garde va relever de l'exploit, mais il y a des véhicules épars tout autour du périmètre et je suis certain qu'ils contiennent quelque chose d'intéressant. « Reste planqué » je lance au mâle gris, depuis mon petit abri. « Ils ont aucun odorat mais une bonne vue. » Pour l'odeur, c'est les chiens qui sont inquiétants, mais tant qu'il n'y a presque aucun vent et la puanteur du camp alentours, à cette distance ils sont tout sauf un problème. Ils vont le devenir en s'approchant, par contre.

J'ai avisé d'autres planques vers un véhicule un peu prometteur, pensif. Est-ce qu'il y a des humains encore dedans? Un seul et il sonne l'alerte, j'ai besoin de m'assurer qu'il est désert. Et il le semble bien, je ne vois personne autour en m'approchant. J'ai étiré un sourire. Cible en vue... Je suis retourné vers les trois loups, enfin les deux loups et l'hybride, en désignant la prochaine étape du museau, et en me découvrant étonamment sérieux quand on parle d'humains. « Par là, la voiture, là. On va la fouiller. Et pas un bruit, y'a des clebs qui surveillent, celui qui les alerte il se démmerde tout seul. » Sauf si il s'avère que ce celui est une chienne-louve aux yeux bleus que je ne nommerais pas, cas où je me réserve d'intervenir, dans la limite de mes forces disponibles.

« Attenti ... » La première pensée que j'ai eu a été "putain, pourquoi elle hurle, elle veut nous faire repérer?". La seconde a été "attends, je sentais pas ça il y a deux secondes". La troisième a été un juron déconseillé aux âmes sensibles et la quatrième a été interrompue par l'arrivée inopinée de quelques canidés aussi hystériques qu'enragés. Je savais que ça finirai mal. Je le savais tellement. A quel moment je me suis dit que c'était une bonne idée?

Pas le temps de m'inquiéter de Shine, qui continue de me coller - comme si j'étais quelqu'un de particulièrement doué lorsqu'il s'agit de défendre qui que ce soit, faute d'expérience dans ce domaine - que je me suis projeté en avant contre un cabot plus petit que moi sur le point de brailler pour appeler ses maîtres. Ta gueule, je hurle dans ma tête à son adresse en le percutant brutalement, lui coupant le souffle et stoppant son cri avant même qu'il ne sorte de sa gorge. Par contre, j'aurais dû prévoir la suite, puisque je me retrouve à rouler avec lui au sol avec ses crocs plantés dans ma patte, grondants et gémissants dans la poussière. Mon instinct a réagi avant moi, quoique avec un certain temps de retard quand même, en ouvrant grand la gueule pour attraper ce que je pouvais du clébard, à grands renforts d'adrénaline et de peur panique à l'idée de crever ici, de ce cabot brailleur, en plein territoire humain, après autant de combats évités et d'humains qui ont manqué de me tuer. Pas ici, pas maintenant, pas de façon aussi ridicule. Qu'est-ce que je fous-là, déjà? Je suis pas un combattant, c'est bien pour ça que j'ai passé un an et demi à regarder d'autres clebs s'entredéchirer sans jamais y participer. Je suis pas un tueur de chiens, ou de rien d'autre, de toute façon ça demande bien trop de courage pour moi.

Le sang a afflué entre mes crocs quand une touffe de poil et de chair s'est coincée entre mes mâchoires. J'ai serré, serré avec toute la force du peu de courage et du beaucoup de panique qui motive mes muscles, jusqu'à sentir le chien commencer à s'agiter pour se libérer en relâchant ma patte. Le cou. J'ai attrapé son cou. Un vague sentiment de victoire a envahi mon cerveau avant que mon adversaire ne tente de me faire lâcher prise en me mordant à son tour, claquant des mâchoires dans le vide, et menaçant dangereusement mes oreilles que je me suis dépêché de plaquer sur mon crâne. J'ai profité de l'élan toujours pas dissipé du premier choc pour desserrer les crocs et l'envoyer bouler à trois mètres de moi, haletant en me remettant sur mes pattes, tant bien que mal concernant celle qu'il m'a blessée. Il titube, sonné, et au vu de la quantité de sang qui dégouline le long de son poitrail, l'issue du combat a l'air décidée désormais. J'ai étiré un sourire en lui jetant un regard provocateur, une demi-seconde avant de tourner le regard vers Shine, et d'oublier encore une fois de réfléchir en réagissant à ce que mes yeux m'ont signalé.

Mais bouge, abrutie, j'ai envie de lui hurler en percutant le chien qui s'apprêtait à lui foncer dessus pour l'étriper. J'ai quand même un peu de mal à réaliser ce que je viens de faire quand je me retrouve sur le dos d'un chien noir qui ferai reculer les plus hargneux de mon ancien camp au vu de sa gueule de racaille sur pattes qui mange des membres arrachés au petit-déjeuner. Lui aussi n'a pas bien compris quel est ce subit poids sur son dos alors que sa cible n'a pas bougé d'un poil, mais heureusement pour moi, il a quand même l'air plus lent d'esprit que moi et je lui déchire un bon bout d'oreille avant qu'il ne se décide à essayer de m'attaquer. Ruant, mordant, grondant comme un dégénéré, avec mes crocs glissant sur sa peau presque à nu - les poils sont passés de mode, on dirai - et la panique revenant au grand galop vers moi face à ce nouvel ennemi en pleine forme motivé à me faire regretter un affront pareil. Bon, il semble que j'ai quand même l'avantage de l'intellect et de l'agilité pour une fois, vu ses mouvements grossiers et instinctifs. Il finit par se jeter sur le côté pour m'écraser, et je ne dois mon absence de passage au stade "crêpe de chien-loup" qu'à mes réflexes, et aussi à un étrange coussin d'amortissage poilu qui pousse un piaulement de douleur quand je l'écrase au sol. Je cligne des yeux en reconnaissant l'autre chien que j'ai balancé à terre avec la gorge à moitié ouverte et sanguinolente. Mais il tient encore debout, cet abruti? Il a l'air complètement shooté, à me rater d'au moins vingt centimètres en essayant de me mordre, et je crois qu'il s'est sérieusement fait mal en me réceptionnant ainsi qu'un molosse d'au moins une demi-tonne sur la gueule, vu comment il boite. L'expression "jusqu'à la fin" ne m'aura jamais paru aussi véridique que ridicule qu'en refermant mes mâchoires sur son museau et en le secouant comme un taré de droite à gauche.

« Rion, attention ! » Quoi encore? ça a fait dans mon esprit avant d'entendre une bestiole en percuter une autre derrière mon dos, et j'ai lâché le crâne de l'autre sous le coup de la surprise en me retournant. Shine s'est enfin décidée à se réveiller - pas trop tôt concernant ses chances de survie - et s'est jetée sur le clébard noir qui, s'étant relevé entre temps, s'apprêtait à essayer de me tordre la nuque proprement. Et je n'ai pas le temps de revenir à son secours que l'autre vermine revient encore à la charge. Mais quelle teigne, ce parasite sur pattes. Jusqu'où il va continuer d'être aussi hystérique avec tout le sang qu'il a pissé dans la poussière? Et il a encore des réflexes, ce con - ou j'ai juste rangé subitement les miens au vestiaire - vu qu'il m'attrape la queue entre ses babines déchiquetées avant que je ne referme de nouveau mes crocs sous sa gorge, à aggraver une plaie déjà bien mortelle. Il finit par tomber au sol, hoquetant et crachotant des filets de sang, et je l'abandonne sur place pour me précipiter vers l'autre hystérique qui continue de s'en prendre à Shine.

Qui a d'ailleurs décidé qu'un seul effort dans tout le combat était déjà un bon progrès - je me demande franchement comment elle a survécu jusqu'à maintenant - pour aller s'effondrer à son tour avec un molosse accroché à son épaule. Au moins, ça serai difficile de rater mon effet de surprise, et il ne s'attendait pas du tout à ce que je me jette de nouveau contre lui pour le déstabiliser et atteindre un point faible. J'ai fini avec sa patte entre les dents avant qu'il ne puisse réagir, et je n'ai pas perdu de temps avant de réaliser l'état de son oeil droit après le passage de Shine. Oh, mais que voilà un avantage croustillant... J'étais déjà plus vif que lui, mais en sautant partout comme un fou de son côté aveugle et désormais boiteux, il est tout bonnement incapable de m'attraper, et ça n'est pas sa rage folle qui l'aide dans cette opération. Je finis par réussir à le renverser et à m'attaquer à sa gorge à découvert, et à mordre dedans, et à serrer, serrer comme si je pouvais proprement lui arracher la trachée au passage, et serrer jusqu'à ce que le sang gicle brusquement entre mes crocs déjà ensanglantés. La carotide, je réalise avant de lâcher prise en évitant de peu de m'étouffer dans ce subit accès de liquide, recrachant la salive mêlée d'hémoglobine qui m'envahit la gueule depuis tout à l'heure. Il geigne et se débat faiblement, mais vu la quantité qu'il a déjà perdu, le combat est fini pour lui.

Entre l'autre teigneux agonisant au sol en gémissant avec sa gorge déchiquetée et lui, ça fait une belle boucherie que tout ça. Je suis poisseux de sang à peu près partout sur mon corps après deux combats successifs aussi salissants, et tremblant de fatigue et d'adrénaline, boitillant sur ma patte blessée avec très peu de classe. Kira et son pote guérisseur ont l'air un peu plus en vie que Shine après leurs affrontements respectifs, et je n'ai pas attendu avant d'aller poser ma patte sur son épaule valide pour la secouer comme un prunier. « Lève-toi! » je crie presque, en me retenant à grand-peine d'émettre trop de bruit pour ne pas alerter les potes des chiens venus nous attaquer. « Shine, faut qu'on bouge. Tu m'entends? Debout! » J'ai approché mon museau du sien à la recherche d'un indice sur son niveau de conscience, fébrile. C'est de la peur, le truc qui vibre dans ma voix? Je crois que c'est de la peur. Merde, je suis en train d'avoir peur pour quelqu'un d'autre que ma gueule, là, ou je rêve?