SOLO - la bouffe

Même nettoyé, et même aussi ridiculement petit, ce lézard fait vraiment pitié. Et est vraiment dégueulasse. C'est bien parce que je l'ai chassé moi-même tiens, on me l'aurai offert que j'en aurais pas voulu. Note à soi-même, quand j'aurais enfin les tripes d'essayer d'attraper quelque chose de plus gros, changer de coin de chasse, ici j'ai la paix mais je vais vite perdre à la fois mon odorat et mon sens du goût.

J'ai erré un moment avant de m'asseoir sur une souche morte pour nettoyer la boue qui commence à me sécher dessus, non sans grimacer à chaque coup de langue. Par contre, je ne m'attendais pas à me retrouver avec un asticot sous le nez, visiblement très occupé à s'extraire d'une cavité dans le bois mort. Voilà qui est intéressant.

Je me suis levé pour faire le tour de la souche, circonspect, avant de trouver à l'une de ses extrémités une partie presque arrachée par le temps. Autant finir le travail... J'ai posé deux pattes sur un fragment d'écorce, y ai planté les griffes, et me suis arc-bouté, avec tout le peu de force dont j'étais capable. Lugubre craquement, et des bouts de bois qui sautent dans les airs. Allez, je suis sûr que j'en suis capable...

Le bout de bûche a manqué de m'assommer en se détachant enfin du rondin, et surtout, en révélant une masse grouillante de larves qui aurai sûrement donné la nausée à n'importe qui avant que tous les loups de la région ne se retrouvent obligés à manger des carcasses en état de décomposition avancée pour survivre. Après autant d'efforts, elles me paraissent surtout un juteux repas. Un juteux repas bien meilleur que le lézard racorni, d'ailleurs.

Autant d'efforts méritent bien une récompense. En l'occurence, de la bouffe. J'ai faim.

Les larves et les reptiles rachitiques, ça va deux secondes, mais j'aimerais mieux. Voyons si il y a autre chose dans le coin... Coin qui pue toujours autant, mais ça serai bien un comble si je ne peux pas détecter une seule pauvre petite proie. En tous cas, rien que de s'y déplacer est sportif, dans ce marais. Je me suis enfoncé au moins quatre fois dans la vase quand je débouche enfin sur un carré sec plutôt intéressant. On dirait bien des terriers... De tous petits terriers mais des terriers quand même.

Je me suis aplati au sol dans un fourré pour les attendre, salivant de hâte. Allez, venez, petits repas... Je ne sais pas combien de temps j'ai patienté, mais "beaucoup" est une bonne estimation. Un rat grisâtre a fini par risquer son museau hors de son trou, et mes muscles se sont tendus. Lentement, très lentement, il s'est avancé vers le centre du cercle entre les arbres, et j'ai retenu mon excitation. Pas question de finir comme le lézard. Avance, encore un peu... Il a fini par s'arrêter un poil trop loin, pour commencer à faire sa toilette. Abruti.

J'ai le choix. Je peux attendre qu'il se rapproche encore de quelques dizaines de centimètres, en prenant le risque qu'il se barre entre temps ou décide plutôt de s'éloigner. Ou je peux lui sauter dessus maintenant, risquer de le rater, et devoir tout reprendre à zéro. Mon impatience a gagné le combat, et j'ai sauté. En le ratant. Bah tiens.

Ca a un goût de déjà vu, je songe en me précipitant derrière lui pour essayer de l'avoir avant qu'il ne rejoigne son trou. Je claque des mâchoires juste derrière lui quand il s'y enfonce, et sans réfléchir, me mets à creuser. Gratter, racler, soulever, avec toute la frénésie dont je suis capable, à m'en arracher les griffes. La terre humide vole derrière moi, et j'essaie désespérément de le rattraper depuis quelques bonnes minutes maintenant, quand je rencontre enfin quelque chose de mou sous mes coups de pattes frénétiques. Presque... J'ai mal aux épaules, mal aux coussinets, mais j'ai faim, et un loup qui a faim est inarrêtable. C'est ce que je me répète pour ne pas me décourager en cours de route.

Quelque chose de gris finit par jaillir dans mon champ de vision, et j'abandonne vite mon massacre pour me précipiter de nouveau à la poursuite du rat qui prend la fuite. Il est blessé, et marche de travers, c'est trop tard pour lui. Et quand il finit enfin par pendouiller entre mes crocs, je me sens ridiculement fier d'avoir déplacé autant de terre en si peu de temps. Et d'avoir réussi à l'attraper quand même. C'était bien la peine d'attendre autant de temps pour faire ça bien, la prochaine fois je passe directement à la case bulldozer.

J'ai dévoré le rongeur juste après l'avoir attrapé, pour retrouver de l'énergie après en avoir dépensé autant à terraformer son ancienne maison. Et je suis reparti entre les arbres aux racines proéminentes, à la recherche d'autre chose à grignoter.

Perdu dans mes pensées pour occuper le temps en attendant de trouver quelque chose, j'ai sursauté en arrière quand une bestiole verte a sauté juste devant moi. Et manqué de lâcher un petit cri de surprise des plus virils - heureusement que je suis seul ici - en m'écartant. Une grenouille. Une satanée grenouille qui vient de me faire peur, à moi... J'ai grondé de colère en me jetant à sa poursuite. Peine perdue, j'aurais dû réagir plus tôt, au lieu de flipper pour rien. Mais il y a des grenouilles dans le coin, c'est toujours ça de pris, je ne vais pas faire le difficile.

J'ai commencé à tourner en rond, autour du rocher dont a décollé ma chère amie batracienne, dans l'espoir d'en effrayer d'autres et de les rendre visible. Cachées dans la vase sombre comme elles le sont sûrement, elles sont totalement introuvables, j'ai besoin qu'elles bougent pour les attraper. Une autre grenouille a bondit à ma droite, et j'ai fait volte-face dans un grand bruit d'éclaboussures pour la poursuivre - avec toute cette flotte qui vole autour de moi, je l'en perdrais presque... Elle disparaît finalement dans un trou d'eau trop large pour que j'espère l'y attraper. Je lâche un grognement, frustré, avant de retourner à mon emplacement. Et de deux.

Et de trois, me nargue une autre, beaucoup trop loin pour l'atteindre. Je vais bien finir par les avoir. Au paroxysme de l'attention, pour être sûr de ne pas les rater, j'avance avec lenteur entre les racines, prêt à sauter le plus vite possible si l'une d'elles apparaît. Tiens, quand on parle du loup... Elle passe à quelques centimètres de ma mâchoire, mais je la claque dans le vide, et je me retrouve à de nouveau avertir tout le marais de ma présence en pataugeant furieusement à sa suite. Splash sploush splosh clac, et je manque de m'étouffer en l'avalant presque tout rond. Vu la taille de la bête, pas la peine de la sauvegarder quelque part, je peux la manger maintenant. Ce que je ne me fais pas prier à faire.

première fois de mon existence que je demande un échec je crois

C'est une odeur de cervidé que je sens? Je suis convaincu que c'est une odeur de cervidé. Ca ne peut que me plaire. Est-ce que je suis capable de chasser un cervidé? J'ai assez faim pour penser que oui, et de toute façon, il n'y a qu'une façon de le savoir.

J'ai souri en trottinant vers la source de l'odeur, salivant d'avance à l'idée de toute cette viande pour moi seul, fraîche, bien loin de mes maigres casse-croûtes attrapés au prix de tant d'efforts ou des carcasses racornies et presque vides que je ramassais derrière les meutes. Qui c'est qui va se faire un petit festin ce soir? Il est là, l'air un peu paumé, à errer entre les trous d'eau sur des bouts de terre relativement secs. Un tout jeune chevreuil, si j'en crois sa taille et son absence de bois, ou une femelle, mais je vois mal ce qu'une femelle ferai seule ici, enfin, un mâle non plus d'ailleurs, et je m'en fous, je veux juste manger, pas connaître son histoire en long, en large et en travers. Je me suis collé au sol boueux, mes muscles tressautant d'excitation, en rampant lentement vers ma jolie proie. La gorge, vise la gorge, pas le temps pour une course-poursuite interminable que tu perdras sans doute.

Est-ce que ça étonne qui que ce soit si je dis "raté"? Il m'a entendu une demi-seconde trop tôt, et est parti au quart de tour à l'opposé de moi, sur le qui-vive dans un environnement aussi inconnu. Merde, j'ai juré dans ma tête en réagissant presque aussi vite que lui pour bondir à sa poursuite. Le premier saut a été dans le vide, le second aussi, et j'ai fini par abandonner l'idée de l'attaquer pour me concentrer sur la course. Hors de question de le laisser s'enfuir comme ça. Des poursuites, j'en ai bien simulées en m'entraînant, je suis sûr que je suis capable de tenir un bout de temps, ou je l'espère vu la quantité de viande chaude qui sautille à quelques mètres devant moi. Reviens là, saleté de chevreuil à la noix -

Le terrain est accidenté et il fait moult détours pour tenter de me semer, et ne pas le perdre requiert beaucoup plus d'attention que j'aurais pensé. Droite gauche droite droite gauche saut droite gauche. Eviter les arbres me prend plus de temps qu'à lui, et il y a une espèce de frustration sans nom qui grandit lentement dans mon crâne en me rendant compte que la distance entre ma proie et moi augmente de plus en plus. Ce qui explique au moins en partie - il faut bien que je me dédommage un peu - que je n'ai pas vu la racine avant qu'elle ne me fasse le croche-patte le plus traître de toute mon existence.

J'ai lâché un glapissement suraigu en rencontrant brusquement le tronc d'arbre où je me suis élancé pour gagner de l'avance sur le cervidé, et un autre en percutant celui qui était juste en dessous, juste après avoir glissé le long de l'écorce humide. Aïe, et aïe. Je tente un peu désespérément de retrouver mon souffle, avant de remarquer que je glisse de nouveau. Et merde...

Je ne sais pas combien de temps j'ai roulé et raclé le sol en descendant jusqu'au niveau de l'eau - mon cerveau s'est un peu éteint entre temps - mais quand je reprends enfin pied avec le monde autour de moi, l'eau trouble des marais s'agite mollement à quelques centimètres de mon museau, et j'ai l'impression qu'on m'a consciencieusement arraché la patte avant droite. Et mon flanc me fait mal. Et ma tête. Et mon dos. Et tout en fait. Abruti de chevr- merde, le chevreuil. Lève toi, il va s'enfuir -

En même temps, je crois qu'entre ma triple chute et mon temps de flottement pour que mes sens se remettent à fonctionner, il s'est sûrement barré bien assez loin pour faire évaporer tout espoir de ma part de le rattraper un jour. Adieu, juteux repas qui m'aurai tenu pour plusieurs jours... Mais j'ai un problème plus grave, actuellement. Même qu'il s'appelle "je me suis pété une patte de la façon la plus stupide qui soit et ça fait mal". Et je ne m'étais jamais rendu compte de combien le marais est effrayant avant d'être dans l'incapacité de m'enfuir ou de me défendre si quelqu'un me trouve et me veut des embrouilles. Haha, ça la ferai marrer, Kira, de me voir dans un état pareil, tiens... Mais je crois que je préfère encore me débrouiller seul que de risquer ma mort par empoisonnement auprès d'elle, après tout ce que je lui ai fait subir. Ouais, je peux me débrouiller seul, hein?

Bon, peut-être pas, en fait. J'ai à peine essayé de me relever que le monde tourne encore autour de moi, et mon cerveau étourdi par la chute a déjà bien du mal à gérer son sens de l'équilibre pour avoir en plus à faire sur trois pattes, et je titube un bout de temps avant de réussir à tenir droit sans problème. Poser ma patte au sol est hors de question, mais il faut bien que je bouge... Et je ne tiens pas plus de quelques mètres avant d'aller m'effondrer sur une souche morte, à bout de souffle. Ca fait mal, ce truc. Et j'ai laissé mon sang sur le chemin, avec toutes les éraflures que j'ai sur mon côté droit. Tenez, voici une fantastique piste vers un chien-loup blessé et sans défense que vous haïssez tous du plus profond de votre âme. Quelle mort stupide que ça serai, tiens... A coup sûr, quelqu'un va passer pas loin, alors qu'il n'y a presque jamais personne dans ce fichu marécage, et ce quelqu'un va vouloir ma peau très fort. Et je ne suis déjà pas un bon combattant en temps normal... Ca m'apprendra à vouloir chasser le chevreuil.

Si je m'en sors. Et c'est moi, ou je viens d'entendre un craquement de brindille non loin? Je suis sûr d'avoir entendu quelqu'un approcher. Tiens, qu'est-ce que je disais...