— Qu’ils sont beaux, mes gamins ! Qu’ils sont vivants, mes gosses ! Elle n’aura pas ma peau, la putain !
C’est sûrement ce que l’on remarque en premier, sa voix. Probablement parce qu’il s’exclame à tue-tête en marchant avec indolence, jouant des hanches et sautillant sur les branches sèches. Il s’amuse en permanence en crachant des mots violents dont il ne connaît pas réellement le sens ; c’est simplement une berceuse chantée par sa mère durant son enfance. Il la murmure et la recycle en lui donnant consistance — Il prend même de temps en temps un air dramatique en la chuchotant, comme s’il bougeait sur une immense scène de théâtre ; c’est ça, Sonveen. Beaucoup de jeu et des pensées prononcées à voix haute sans le plus petit filtre collé sur les lèvres. Il dégueule tout comme il le songe, et ne s’embarrasse pas de savoir si ça blesse ou si ça hante. Il ne s’excuse pas, jamais. Parce qu’il a raison, même quand il a tort. C’est une princesse, Sonveen. Une duchesse pleine de grâce toute chimérique, de sourires très souvent feints et intéressés, et de caprices édulcorés.
— Hé, va me chercher à manger si tu m’aimes. — Hé, j’ai froid. Réchauffe-moi. Viens plus près. — Hé, qu’est-ce que tu attends pour me laver ? — Dis, c’est quand qu’on arrive ?
Il respire comme il se marre : à gorge déployée. Il s’esclaffe pour quedal, mais le plus souvent aux dépends des autres ; c’est sa façon de se créer une place dans les cœurs. Il heurte et abîme pour qu’on ne l’oublie jamais, pour qu’on lui revienne d’une manière ou d’une autre. Peut-être pour lui casser les dents, ou alors pour en prendre encore plus dans la gueule parce qu’on a réalisé que sous ses airs de méchants garçons il n’est pas si mauvais dans le fond. Parfois, du moins.
On pense à lui. On pense à Sonveen et ses poils souvent noirs de boue — c’est à peine si on soupçonne qu’il est roux en-dessous. Il se fout éperdument de son apparence, il déclame d’ailleurs tout le temps que la crasse donne un éclat animal à ses yeux ; sauf que c’est ce qu’il est, un animal. Le pire, c’est que ça renforce l’idée qu’il est un mâle, un vrai, plein de courage et de prestance ; ses longues jambes interminables aident sans doute un peu aussi. C’est une grande perche, Sonveen, et il en abuse. Il jauge le monde de haut et n’hésite pas à rouler des hanches pour exaspérer. Parce qu’il a ce côté légèrement féminin qui agace, cet air de pimbêche qui semble supplier qu’on lui balance des claques à la tronche pour le faire descendre de son piédestal. Le pire, c’est qu’il est plutôt joli par nature. Il ne cherche pas à l’être, car c’est pour les filles de s’apprêter et se laver. Il a un beau visage et des yeux qui pétillent - après, difficile de déterminer si ça brille de joie ou de folie. Chacun son point de vue - sur un corps taillé dans le grès par des efforts qu’il limite au maximum. On se demande si ce n’est pas injuste d’être bien gaulé quand on en glande aussi peu ; c’est Mère Nature qui a décidé qu’il avait le droit triché. Vous êtes dégoûtés, hein ?
Histoire
Père : AshMère :JudeFrères et/ou Soeurs :IzayoïAutres :Nala (compagne), Thunder (fille) et une seconde fille.
— Qu’ils sont beaux, mes gamins ! Qu’ils sont vivants, mes gosses ! Elle n’aura pas ma peau, la putain !
Sonveen se rappelle de ces notes étranges qui résonnaient déjà dans la tanière quand il était tout môme. Ça ressemblait à une berceuse, pour lui. Ça le plongeait dans le sommeil parce que ça lui disait que sa mère était là, proche et probablement penchée au-dessus de leurs corps minuscules et maigres. Il y avait aussi son odeur entêtante ; un mélange âpre de lait gras, de saleté et de rancœur à peine dissimulée. Elle a toujours été comme ça, sa mère — Du moins, à sa connaissance. Elle n’est sûrement pas née aigre et acide, hein, mais quelque chose a été cassé un jour. Sonveen pense que c’est arrivé quand elle a rencontré Ash. Enfin, pas précisément à ce moment-là non plus ; c’est plutôt ce qui a découlé de leur union. Il avait des promesses sur les lèvres et des rêves dans les yeux. Il y croyait si fort qu’elle a commencé à nourrir les mêmes ambitions : devenir roi et reine d’une terre toute à eux, avec des compagnons de route pour les aduler. C’est comme ça qu’elle a décidé de le suivre en devenant sa femelle, Jude. Elle était belle, à l’époque. Elle avait la grâce pour elle, et un corps délicat qui pouvait séduire les loups les plus cruels. Ils s’étaient trouvé un lopin de monde à coloniser et s’y étaient installés sans attendre. D’autres têtes perdues affluaient, souvent affamées et abîmées par la vie, et ils les recueillaient avec générosité. Avec douceur et tendresse, presque comme des parents. La « meute » comptait bientôt une louve engrossée jusqu’aux yeux et rachitique à souhait, un vieillard quasiment aveugle et deux frères arrogants qui essayaient vainement d’entrer dans les bonnes grâces du couple dominant. Venaient ensuite les chaleurs. Encore et encore. Encore et encore. À chaque fois, Jude aimait son compagnon de toute âme et priait pour lui donner des mômes. Sans succès. Ils venaient le plus souvent morts ou à moitié dans la tombe — Ça arrivait probablement à cause des difficultés qu’ils avaient à se nourrir toute l’année, mais ça, Jude elle l’ignorait. Elle pensait que le problème était dû à ses entrailles. Elle maudissait son bide qui tuait ses gosses alors qu’ils étaient censés y être en sécurité ; le pire, dans tout ça, c’est que les autres aussi en avaient tiré cette conclusion. On rêva grand. On s’imaginait sans doute que l’amour de Ash pouvait souffrir de tous ces échecs : on avait raison. Il commençait à lorgner ailleurs. Sur les croupes de la toute jeune Romwe. Vous vous souvenez de la femelle pleine à son entrée dans le groupe ? Bah, Romwe c’est son rejeton. Une jolie pucelle dotée par Mère Nature du charme que Jude avait paumé en cours de route. Elle avait fané, Jude. Elle s’était érodée. Elle était seulement condamnée à regarder ce manège douloureux entre son compagnon et l’arriviste qui avait très envie de devenir Alpha à son tour. Presque avec frénésie, Jude se hâta. Elle recommença à s’apprêter et à se faire belle dans le seul et unique but de s’assurer à nouveau les faveurs de son mâle. Elle tombait enceinte encore une fois, et espérait sincèrement que Mère Nature n’allait pas la trahir. Pas maintenant.
— Qu’ils sont beaux, mes gamins ! Qu’ils sont vivants, mes gosses ! Elle n’aura pas ma peau, la putain !
Elle chantait sa ritournelle pendant la mise bas, mettant en veilleuse ses plaintes et ses cris pour que Romwe l’entende se réjouir. Pour qu’elle sache qu’à la guerre des ventres, c’est Jude qui gagnait. Elle émergea du trou qui lui servait de tanière en tenant ses rejetons par la peau du dos ; ils pendouillaient mollement, à l’image de ses mamelles qui touchaient la boue et la terre. Il y avait toute la meute autour. Ils regardaient les petits cadavres ambulants et, s'ils ne braillaient pas ils avaient le mérite de bouger. On les baptisa à la va-vite. Sonveen et Izayoï. Le premier était faible, l’autre plus vigoureux. Elle avait réussi, Jude. Elle conservait sa place de dominante, et depuis ce jour s’appliqua à le faire comprendre à la vendue qui avait tenté de la doubler. Elle s’adonnait si fort au harcèlement qu’elle n’avait le temps de faire que ça entre deux tétées. Elle ne chassait plus, le reste du clan lui devait au moins ça : elle pondait les générations futures, et eux remplissaient sa gamelle.
De sa mère, Sonveen ne garde que ce souvenir-là : la fameuse berceuse âcre et méchante. Elle n’avait jamais eu réellement de caresses pour lui, ou pour son frère. Son père, en revanche, s’était illustré dans son rôle. Il les avait aimé de tout son cœur. Il les avait réchauffé en hiver, les avait gavé en oubliant lui-même de manger son bout, et leur avait tout enseigné. Il les avait protégé.
Quand il leur parlait de Jude, il peignait le tableau d’une reine quasiment divine qui veillait à leur bien-être dans le plus grand secret ; ils étaient trop jeunes pour qu’on avoue qu’elle préférait mille fois s’occuper de ses propres affaires que d’eux. Elle procréa encore quand ils fêtèrent leur première année. Sur les six louveteaux, seulement quatre ouvraient les yeux quelques semaines plus tard. La seule femelle décédait néanmoins dans la foulée. Aussitôt pondus, aussitôt oubliés. Papa Ash s’occupa encore de la progéniture - des aînés comme des minots - sans broncher. Il sentait cependant que l’au-delà l’appelait. Que sa dernière heure approchait.
Sonveen n’a aucun mal à se remémorer la morsure qui avait enserré son cœur ce jour-là ; c’était son idole qui avait poussé son ultime soupir. Au sein de la meute, on parlait. On gigotait beaucoup dans l’ombre et on échangeait des messes basses. On disait qu’il était temps que la reine cède la couronne à des loups plus responsables. L’alpha détrônée, on pensa d’abord aux gamins du défunt Ash. Sonveen était trop immature et Izayoï, malgré toutes ses qualités, semblait définitivement trop jeune. À un an et demi, il ne pouvait pas guider toute une meute vers la prospérité. On refila donc le pouvoir à l’un des deux vieux célibataires ; celui qui avait réussi - à l’usure - à devenir bêta. Un mâle qui se chargeait aussitôt de foutre Madame Jude à la porte, elle et tous les bâtards qu’elle avait engendré. Mère isolée de cinq marmots bruyants et incapables, elle se laissait rapidement débordée. Elle n’avait plus chassé depuis des mois, et les bases peinaient à revenir. Les deux aînés de ses enfants la secondaient péniblement mais fuyaient le foyer aussi souvent qu’ils le pouvaient. Les tensions étaient lourdes, et ils étaient jeunes.
Ils rêvaient tous d’autre chose.
À six mois, le petit dernier disparaissait - happé par la faim et l’épuisement. Parce qu’on crevait tous de faim, on mangea le gosse désormais mort. C’était devenu à celui qui mangerait les autres et se sauverait de là. Jude se blessait au cours d’une chasse au dernier cerf qui restait sur les terres pauvres et désolées qu’ils occupaient, et devenait un poids en plus pour les deux seuls « adultes » capables et formés. On dépérissait à vue d’œil là-bas. On n’avait plus que la peau sur les os. Quand un autre gamin tira sa révérence, on festoya sur sa carcasse. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus que Sonveen, Izayoï et leur mère qui chantait encore. Elle n’était plus qu’une ombre vouée à rejoindre tous ses gosses trépassés. Elle ne passa pas l’hiver, et laissa deux orphelins dans son sillage. Paradoxalement, les mois suivants étaient plus légers. Ils n’avaient plus à nourrir une famille et ne dépendait plus de personne. Ils couraient durant des heures, s’éloignant le plus possible de ce monde de misère dans lequel il avait respiré et pleuré.
Il n’y avait plus qu’eux. Ils se complétaient si bien que Sonveen se laissa aller à l’innocence et à l’indifférence. Il se reposa entièrement sur son jumeau qui était déjà bien aimable de tolérer ses caprices de princesse effarouchée. Jusqu’au jour où leur duo se sépara. Sonveen ne peut pas l’expliquer — même pas alors qu’il y a pensé durant des jours entiers. Tout ce dont il est désormais conscient, c’est qu’il est seul. Avant, ce n’était pas si effrayant parce que son frère était là. Parce qu’il entendait son ronflement la nuit et l’écoutait jusqu’à s’endormir ; maintenant, il n’y a plus que le silence.
Donc il scande nuit et jour sa berceuse en espérant que le son de sa voix guide à nouveau Izayoï vers lui.
Depuis qu'il a été joué Peu de temps après son arrivée sur ces terres, Sonveen a rencontré une poignée de loups qui l'ont plus ou moins intéressés. Actéon, d'abord, le mâle Agmark dont les talents de chasseur l'ont impressionné. Il y a ensuite eu Nala, avec qui il a été coincé durant toute une nuit. Il était alors fiévreux à cause d'une infection de ses blessures. Elle, étant en chaleur, a été une proie idéale pour une passion éphémère. Il n'en a absolument aucun souvenir ; le problème, cependant, c'est que Nala tombera enceinte. Elle accouchera quelques temps plus tard de deux petites filles. Habitué à vivre avec elle, Sonveen l'aide à élever les filles sans reconnaître la paternité. Au cours du mois de Novembre, il tombe dans un piège des Humains et reste enfermé en cage durant un mois. Cet épisode le marque profondément. Il a échappé au cours de Décembre, profitant de l'inattention de ses gardiens.