DEAR RABBIT II [CH.SOLO]

Récapitulatif :

01.11 - Un lapin.
02.11 - Un poisson.
06.11 - Un rongeur et un poisson.
07.11 - Une blessure.

02.12 - Double échec.
03.12 - Lapin.
04.12 - Lapin.

Sonveen déambulait. Il le faisait lentement, en réfléchissant. Il ne semblait ni voir les arbres qu’il évitait spontanément, ni entendre le craquement des feuilles mortes qui gémissaient. Elles pleuraient sous ses pas, se plaignant sans doute des récents changements. Parce qu’il avait beau se foutre des arbres, des feuilles et des fleurs, le jeune mâle savait reconnaître un monde qui dépérissait.
Un monde où il n’y avait plus que l’obscurité.

Il ne se rappelait pas la dernière fois qu’il avait croisé le soleil, mais celui-là était drôlement en retard au rendez-vous ! En y songeant, d’ailleurs, Sonveen leva les yeux vers les pointes des arbres. Ils perçaient la nuit noire, dénudés de son propre pelage d’automne ; ils n’étaient plus roux comme lui, ni blonds. Ils étaient nus et vulnérables sous les caresses du vent. Surtout… Il n’y avait que le silence. Aucun craquement ne lui disait qu’un oiseau avait décidé de fuir par crainte de se faire bouffer, et les grattements des savoureux leporidae ne sonnaient pas l’heure du dîner.
Bref, il s’ennuyait à mourir dans un univers qui avait décidé de sombrer dans une espèce de torpeur étrange. C’était sûrement inquiétant pour les autres loups, mais Sonveen n’avait pas une conscience assez évoluée pour s’en soucier.

Aussi passa-t-il simplement son chemin en écrasant encore et toujours la végétation qui se collait entre ses coussinets. Lui ne passait qu’à ces rats velus et puants que Nala avait pondu quelques jours auparavant ; il ne s’expliquait toujours pas d’où ils venaient, ni même ce qu’il fallait en faire. Il s’était bien répété de partir en la laissant avec ses emmerdes, sauf qu’un sentiment malaisant l’en empêchait — il ne savait pas encore lequel mais dieu seul savait qu’il s’en débarrasserait dès qu’il aurait mis le doigt dessus. Un peu comme pour ce lapin, là, imprudent et naïf qui avait eu un soudain besoin pressant. Il était de son terrier enterré sous un épais manteau rouge et jaune, les yeux écarquillés en croisant le regard consterné du prédateur aux dents mal affûtées. Sonveen l’observa une seconde, l’air con et figé. L’animal en profita pour détaler en sautillant de toutes ses forces. Revenant à lui, le jeune mâle se dépêcha à sa suite en esquissant un bond en avant, pressant l’allure. Ses muscles roulaient sous sa peau, sa gorge laissait filer de l’air qui se condensait en petits nuages blancs. La morsure du froid le dévorait, à ceci près qu’il s’en fichait ; son sang bouillait si fort dans ses veines que ça faisait fondre la neige qui en avait après son cœur.

Il esquivait les arbres sans ralentir, prenant soin de ne pas perdre de vue sa proie. Celle-là l’obligea à piler pour tourner à gauche, puis à droite, envoyant des gerbes de feuilles pendant qu’il dérapait et se rattrapait de justesse — le mâle de meute rencontré le mois précédent avait eu raison sur toute la ligne : plus il s’appliquait et réessayait sans se lasser, et plus il progressait. Peu à peu, ses sens avaient commencé à mieux percevoir le monde qui l’entourait. Même dans la nuit sombre, ses prunelles peu utiles, Sonveen savait où le lapin se dirigeait grâce à ses oreilles. Il pouvait l’entendre frapper le sol et respirer fort. Le loup sauta au-dessus du cadavre d’un vieil arbre couché, ne ralentissant pour rien au monde, avant de freiner brutalement. Il avait dépassé sa proie. Il fit volte-face d’un bond et sauta sur le petit animal tétanisé. L’autre eut malheureusement le temps de s’engouffrer dans une tanière usagée. Elle était minuscule et ne permettait pas à Sonveen de passer. Par chance, le lapin se terra contre un mur ; aucune galerie secondaire ne remontait vers la surface. Il était coincé. Le jeune mâle commença à creuser frénétiquement pour agrandir suffisamment le trou et y entrer. L’effort lui prit une bonne demi-heure durant laquelle il ne se reposa pas. Il était fatigué, bien sûr, mais le sourire goguenard claqué sur ses lèvres en disait long sur ce qu’il éprouvait : une espèce de liberté délicieuse et chaleureuse qu’il ne donnerait jamais.

Jamais.

Une fois le tunnel creusé, il se glissa dans la cavité et poussa violemment sur ses postérieurs pour s’enfoncer en rampant dedans. Plus il répétait ce geste, et plus le lapin se rapprochait de ses babines. Il recommença une fois, deux fois, et même trois. Au bout de cinq, il était à portée de crocs. Ses mâchoires attrapèrent la peau fine et claquèrent sur la nuque fragile. Il refusa d’abîmer la carcasse, néanmoins. Dans sa tête, l’image de Nala allaitant les deux suppôts de Satan tournait en boucle. Il serait peut-être judicieux de lui céder son repas ? Les goulues finiraient par avoir sa peau, sinon.

Il avait cédé son repas à la femelle qui accompagnait ses jours et ses nuits ; on pouvait caser ces deux termes entre guillemets parce qu’ils avaient cessé d’être différenciés. Le Soleil perdu et oublié, il n’y avait plus que la pénombre pleine et calme. Les oiseaux avaient stoppé leur chant, obligeant le jeune mâle à les chercher longuement sans plus jamais les trouver.
Le monde devenait-il fou ?
Il n’en savait vraiment rien, mais n’arrivait pas réellement à s’en soucier. La seule chose à laquelle il pensait tout le temps était son estomac creux qui gémissait souvent. Les deux mômes réclamaient tellement d’attention qu’il peinait à s’éloigner quand Nala n’était pas dans le coin.

Ce jour-là, histoire de ne pas se barrer trop loin, Sonveen décida d’aller pêcher un peu. Il n’eut pas beaucoup de mal à attraper son premier poisson — ses talents s’étant perfectionnés — et l’avala sans demander son reste.

Il l’avait supporté, Sonveen.
Il avait essayé de se ranger et de rester aux côtés de la jeune mère ; mais ce n’était pas lui, ça. Il n’était pas un bon père, et ne pensait même pas être celui des deux petites. Il avait tenté — pour une raison qui lui échappait encore — de s’occuper d’elles au mieux, mais elles le rendaient fou. Elles piaillaient toutes sans exception. Même leur mère était bruyante. Aussi s’était-il tiré comme un lâche, comme un Sonveen digne de ce nom. Il avait couru aussi vite qu’il avait pu, et surtout aussi loin que possible.

Le résultat ? Il n’avait pas vraiment tenu. Au bout de quelques heures, il avait rebroussé chemin et était rentré « à la maison » en se dépêchant. Si la rousse qui lui ressemblait n’avait pas bronché à sa présence, Thunder s’était réveillée et avait décoché un large sourire. Ses petites narines frémissaient et le cherchaient alors que ses yeux ridiculement petits restaient fermés.
Elle l’appela par une succession de jappements. Il lui décocha une œillade torve, s’approcha et lui mordilla le bout d’une oreille avant de se détourner. Elles n’avaient rien et Nala pionçait. Il se reporta donc sur une chasse pour se défouler un peu. Il se sentait étrangement seul avec la routine étrange.

Ce jour-là, il s’avéra plus performant que d’habitude. Il ramena à la tanière deux proies : un poisson et un rongeur. Il se garda le rongeur et céda le poisson à Nala.

Alors que la nuit ne semblait pas vouloir s’achever, Sonveen se glissa hors de la tanière qu’il occupait avec Nala et ses deux filles. Il pensait que les trois dormaient, mais il avait évidemment tort. Inconscient du danger qui rôdait, il s’insinua tel un vagabond dans les fourrés et s’éloigna. La petite traîtresse insouciante qui le suivait de loin dévoila cependant sa position en lâchant un « oooh » très intéressé. Un objet brillant — similaire aux grosses mâchoires de ses parents — traînait sur le chemin emprunté. Elle posa la patte dedans, sans qu’aucun drame ne se produise. Guidé par la voix fluette, Sonveen se coula à travers les buissons et découvrit la scène. La colère sourde laissa place à une horreur pure et simple. Il poussa violemment la môme qui touchait le piège humain. Malheureusement, dans l’entreprise, il coinça sa propre patte antérieure dedans. Le sang commença à jaillir par petits bouillons et à couler le long de son membre, tâchant sa fourrure et le sol.
De petits sanglots commencèrent à fuir des lèvres de Thunder qui se recroquevilla sur elle-même, recouverte de feuilles mortes et de terre.

- Arrête de chialer.

Si son ton était dur, ses yeux quant à lui traduisaient une inquiétude sincère et beaucoup de peine. Il n’aimait pas spécialement l’idée de l’avoir blessée, mais c’était toujours mieux que de perdre une patte bêtement. Elle se calma assez vite alors qu’il répétait la même phrase en boucle, et remarqua finalement la plaie. En quelques petits bonds, le rejeton se retrouvait sous le ventre du jeune mâle et observa l’eau rouge qui s’échappait.

- C’est comme les proies ! qu’elle jappait, visiblement sans comprendre. T’es une proie, Son ?

Il grimaça. Elle ne payait rien pour attendre, la sale gosse. Le traiter de proie...

Encore très faible depuis son évasion du camp Humain, Sonveen peinait à rassembler assez de forces pour chasser efficacement. Ce jour-là, après deux échecs cuisants, il décida de rentrer simplement à la tanière pour se reposer.

La douleur commençait peu à peu à s'amenuiser à mesure que le jeune mâle prenait le temps de sortir. Ses muscles se réveillaient progressivement, laissant quelques courbatures sur son dos lorsqu'il abusait. Ce jour-là, il se décidait donc à chasser un peu. Les filles restaient avec leur mère. Thunder avait écarquillé les yeux en le retrouvant si maigre et si blessé ; mais, globalement, sa « famille » était heureuse de son retour. Il chassa un lapin et le laissa aux petites femelles.

Ses muscles reprenaient en fermeté. Il n'avait eu besoin que de quelques jours en alternant repos et exercices intenses pour recouvrir ses premières forces. Certes, il n'était plus aussi doué qu'avant de tomber dans ce foutu trou, mais au moins il ne dépendait pas de Nala qui — manifestement — avait décidé de se tourner les pouces. Ce jour-là, sous la bénédiction de la Lune, le jeune mâle tua un lapin.