There will be blood - feat Sonveen

Il bâilla aux corneilles, affalé tel un gros lézard sur la première pierre sèche qu’il avait trouvé. Il ne savait pas encore très bien pour quelle raison il avait décidé de se barrer du trou dans lequel il passait des nuits si calmes avec Nala-qui-ronfle mais le résultat était là : il s’était paumé dans un marécage et l’odeur de la mort s’insinuait dans ses poumons à chaque fois qu’il inspirait. Tout petit déjà il trouvait les relents des cadavres particulièrement dérangeants, mais ce jour-là ils étaient carrément nauséabonds. Le parfum d’humidité flottait aussi dans l’air, déposant des gouttes de condensation sur son poil roux — celui-là était d’ailleurs exceptionnellement propre et Sonveen le devait à une chute désagréable dans la rivière quand il avait tenté de pêcher.

Mais il se foutait de tout, là, précisément. Il n’y avait plus rien qui comptait sauf lui-même et ses petites envies pernicieuses. Elles se résumaient à dormir, dormir et encore dormir ; il n’y avait d’ailleurs que pioncer qu’il savait faire à merveille, se débrouillant avec peine pour tout le reste. Il s’étira, émettant un râle de contentement et se retourna sur sa couche de fortune. Le bide exposé au ciel, le jeune mâle ressemblait à un gosse très heureux de son sort et dont les parents chassaient dans le coin. À ceci près que ses géniteurs étaient morts, et qu’une espèce de cinglée approchait de son paradis rocheux.

Il se redressa lentement en réponse aux grognements, le visage inexpressif et l’œil torve. Une fois assis sur ses postérieurs, la queue ramenée autour de ses pattes avant et le regard absent, il entama de faire sa toilette en ignorant le jeu dépassé de la vieille peau. Vieille parce qu’avec son oreille abîmée, sa tronche de six pieds de long et ses crocs jaunâtres, elle ressemblait à une momie déterrée ; comme quoi, il était préférable de creuser jusqu’au noyau de la Terre pour certains cadavres !

- Non, moi ça va merci ! Ses lèvres s’habillèrent d’un sourire narquois. Toi, en revanche, t’as oublié comment on rentre en Enfer, je me trompe ? Pourquoi tu n’irais pas sauter dans l’une de ces mares dégueulasses, hein ? Vu ta gueule, je suis sûr que tu y retrouveras quelques membres de ta famille.

Il haussa les épaules et leva les yeux au ciel dans un geste très théâtral et calculé, jouant volontiers les imbéciles mal élevés. En général, les gens le prenaient mal et se barraient — Pourquoi ce serait différent ce jour-là ?

Il était vraiment content de sa connerie, Sonveen. Il l’était toujours. Il avait des dizaines d’histoires à raconter sur des sujets similaires ; il se rappelait même de chaque visage sur lequel il avait gravé la colère et la haine. Le dégoût, peut-être, aussi. Il s’étonna néanmoins de voir un sourire déformer les deux lèvres noires. Sa bouche le répugnait sans qu’il ne puisse vraiment dire pourquoi — c’était naturel et spontané, il ne l’aimait pas. Tout dans son corps lui murmurait de se méfier. De la repousser. De foutre un peu d’espace entre leurs deux peaux si dissemblables. En la regardant, Sonveen réalisa à quel point il était beau. Plus qu’une femelle, en tout cas. Il avait des courbes bien plus jolies que celles de la cinglée, et son ventre à elle devait avoir supporté des centaines de mômes pour en arriver à traîner par terre. Ou alors des centaines de ruptures ? Beaucoup d’êtres vivants finissaient par se gaver jusqu’à la nausée pour combler le vide laissé par les autres en partant, après tout !

Plongé dans ses pensées qui concernaient toutes la dame qui lui tenait compagnie, le jeune mâle ne prêta pas grande attention à ses gestes. Aussi sembla-t-il assez décontenancé quand elle le renversa. Son dos rencontra durement le sol humide et sa bouche se déforma d’écœurement au moment où un goût très amer se précipita sur sa langue. Il avait avalé de la boue… Rien que ça. Il ne voulait même pas savoir à quelle race appartenait la bestiole qui bougeait sur ses papilles ; c’était tout bonnement dégueulasse. Il grimaça. Sa gueule s’écorcha un peu plus d’une moue lorsque la femelle se pencha. Son odeur l’indisposait vraiment. En fait, tout chez elle lui rappelait le marécage : peu avenant, parfum dérangeant et planquant des armes à chaque recoin de rue. Il sursauta au claquement des mâchoires, écarquillant les yeux.

Elle était complètement folle. Névrosée. Tarée. Arrangée.

Une fois le constat dressé et le bilan sur la santé mentale de son agresseur dressé, Sonveen se décida à bouger avant de se faire étriper. Non pas que l’idée ne lui plaisait pas, mais il avait quelques projets en cours et trépasser n’en faisait pas encore parti. Allongé sur le dos, il usa de ses postérieurs pour labourer le ventre de la femelle avec ses griffes. Là, voilà ! Comme ça, si madame espérait enfanter de nouveaux monstres dans les prochaines semaines et bah c’était raté ! Il appuya encore et encore, gigotant et se démenant. Peu à peu, la douleur accablante qui fusait dans son épaule se mua en engourdissement. Il ne la sentait presque plus et, paradoxalement, il la sentait si fort que c’était comme si son propre cœur avait migré dedans. Le sang coulait et giclait à gros bouillons, mais ça ne le découragea pas. Il avait une fierté.
Il avait surtout un beau pet au casque qui l’empêchait de renoncer.

- Essaye encore, grosse truie !

Il avait lâché ça dans un ricanement, puis s’était appliqué à mordre son adversaire. La première tentative demeura vaine parce qu’il visait la gorge mais n’attrapa que des poils qui restèrent coincés entre ses canines. La seconde laissa une grosse empreinte dans l’une des deux pattes avant. Il serra les mâchoires dessus avec toute la force qu’il contenait, et ne s’arrêta même pas lorsque ses mandibules craquèrent. Au fond de lui, son âme gémissait de bonheur. Il y avait quelque chose de navrant à le voir sourire pendant qu’il prenait une raclée ; mais ça le ramenait à la vie. Ça le galvanisait de renifler l’odeur du sang sur leurs deux pelages et de sentir la colère vibrer avec ses cordes vocales. Il grondait sourdement, répondant à la voix de l’autre déchaînée.
Dans un ultime effort, il poussa violemment à l'intérieur de la cuisse avec ses deux postérieurs. Il profita du déséquilibre pour se défaire de son emprise en tordant la patte maintenue entre ses crocs et roula sur le côté pour se redresser. Il esquissa alors un énième sourire narquois, tout recouvert de son sang et de ses chairs abîmées. Il ne pouvait plus poser la patte mais il espérait bien avoir gagné.

- C'est tout ? qu'il nargua en prenant une voix nasillarde. Tu ne sais pas faire mieux que ça ?

On devait reconnaître qu’ils étaient aussi atteints l’un que l’autre ; d’un point de vue mental, au moins. Pour ce qui était des blessures, l’écart de force était impossible à nier : la cinglée était mille fois mieux entraînée et bâtie que Sonveen. Il ressemblait à un louveteau, mais un louveteau entêté et dérangé. Il s’accrochait. Il l’encourageait, visiblement arraché à lui-même par l’adrénaline. Il ne savait plus ce que voulait dire prudence et se lançait dans une quête insensée — celle de la réduire à néant. Il ne pouvait pas dire pourquoi il en avait à ce point envie. C’était juste là, dans son ventre, et ça demandait qu’il exauce ce souhait impérieux.

Même en jouant les intimidantes, la femelle lui était inférieure. Il le signifia en prenant un air identique au sein, gonflant le poitrail dans une copie satirique et moqueuse. Il faisait encore une fois le pitre. Il était au courant du prix qu’il allait payer pour ça, bien sûr ; la louve ne comptait sûrement pas s’arrêter là. Elle aurait pu.
Elle aurait dû.
En tournant autour de lui, Sonveen la jaugea. S’il était indifférent à ses charmes parce qu’il considérait toutes les créatures du sexe opposé méprisables et inutiles, nul doute que ses yeux azurés avaient volé plus d’un cœur. Probablement autant que ses crocs effilés, d’ailleurs. Il esquissa un sourire aussi dangereux et malade que l’était sa congénère. Il exultait. Du sang et de la salive moussaient au bord de ses lèvres, renforçant l’impression qu’une vilaine mouche les avait piqué — et l’eau rouge qui glissait hors de ses plaies sombrait sur le sol qui l’avalait.
La terre s’abreuvait de sa souffrance à peine perçue tant ses sens étaient anesthésiés par ses désirs brutaux.

Il sentit les griffes s’enfoncer dans sa chair alors que l’autre se prenait pour une cascadeuse. À peine s’accrochait-elle qu’il roula violemment sur le côté pour l’entraîner dans sa chute. Il avait mal, bien sûr. La douleur se promenait dans ses veines et coulait le long de sa colonne vertébrale, mais il se défendit. Violemment. Sans se démonter. Il avait sur la gueule une moue déformée qui mélangeait extase et haine. Plaisir et souffrance. Il se redressa d’un bond, perdant par la même occasion une large bande de poils et de peau qui demeura dans la bouche de l’autre loup, et recula pour mieux lui foncer dessus en prenant son élan. Il se jeta sur elle, les mâchoires écartées — celles-là se refermèrent sur le premier membre à proximité et il secoua la tête en serrant un peu plus fort sa prise.
Il la traîna en tenant son épaule entre ses crocs. Il n’eut néanmoins pas le temps de se réjouir du peu d’emprise qu’il avait sur elle : la terre se déroba sous ses pieds et ils tombèrent tous les deux au fond d’un trou large et haut. Loin de se décourager, Sonveen n’y prêta pas plus attention que ça. Il se précipita de nouveau sur elle, n’ayant aucune envie de lui laisser la moindre occasion de reprendre le dessus. Il savait que ce moment allait arriver, pourtant. Elle était plus forte que lui.

- C’est gentil d’avoir creusé ta propre tombe, la truie !

Il ricana en claquant des mâchoires dans le vide, tout près de sa gueule à elle. Il jubilait. Une petite voix dans son crâne essaya bien de lui rappeler qu’une bouche béante dans la terre n’augurait rien de bon, mais il s’en foutait éperdument. Le jeu perdit cependant tout son sens quand des voix étranges explosèrent au-dessus d’eux.