C’était une belle journée. Un ciel légèrement bleuté, à l’image de mon œil droit, dépourvu de nuages. Un léger vent venu du nord, appréciable en cette chaleur. C’était lui qui m’avais réveillé au petit matin, au creux du buisson ou j’avais passé la nuit, et poussé à vagabonder un peu. Qu’il y avait du bon à être un solitaire ! Une liberté infinie et absolue. Je nichais ci et là, où mes pattes me portaient lorsque la fatigue se faisait sentir. Je dormais rarement plus de deux nuits aux mêmes endroits, et je commençais à connaître suffisamment les coins pour me nourrir peu importe où je sois.
Alors que je trottinais calmement dans l’immense plaine, j’aperçu un bout de métal illuminé par l’aube. Je m’en approchais avec curiosité et le reniflais. Des rails. Je ne devais pas être bien loin du wagon depuis longtemps abandonné des humains. Il était courant d’y trouver des vagabonds, des animaux de toutes sortes cherchant un refuge en temps de pluie ou lors des nuits froides. Je bifurquais pour longer le chemin de fer. Aujourd’hui je n’avais pas d’envie, pas de destination particulière. Je souhaitais juste profiter de la brise fraiche avant que le soleil ne cogne.
Un peu plus loin je tombais sur le précipice. Une bouche béante avalant à moitié les bouts de métaux humains. J’observais autour de moi, m’assurant de ma solitude, puis je viens m’asseoir au bout de ravin. Je me penchais très légèrement, comme à chaque fois. C’est à peine si on en voit le fond… Quelques pierres rougies par là, quelques arbustes gris tout juste distinguable, et c’était tout. Je restais là un moment, contemplant le vide sous les caresses du vent. Il arrivait dans mon dos, à laquelle je prêtais toujours attention lorsque je me plaçais dans une situation à risque.
Ma queue glissa nonchalamment sur les rails. Je clignais des yeux. Cet endroit me rappel La Louve. La Louve. L’unique. La seule à m’avoir tourné à ce point en bourrique. J’eus un petit ricanement. J’étais si jeune. Si naïf. Elle avait été attirée par mon bel œil aveugle, moi par ses courbes à damner. On c’était bien amusé, tout les deux. La Louve aimait bien les humains. Non. Elle les trouvait intéressants, plutôt. C’était elle qui m’avais entrainée dans ces villes abandonnées dont je me méfiais, dans ces ruines humaines que je craignais. Elle m’avait enseignée les pièges, comment jouer avec les hommes, avec leurs chiens. Elle m’avait enseigné comment y trouver, y voler de la nourriture, passer des pactes avec les hommes, avec leurs chiens. La Louve, versatile, téméraire, caractérielle, forte et maline. Puis un jour, tels les nuages changeant de sens, elle m’avait annoncé qu’elle partait pour une nouvelle région. Je n’avais jamais pu la toucher, et je ne l’en trouvais qu’embellis par ce fait. La Louve, ce fantôme sauvage qui hanterais à jamais ma vie. La Louve, immortelle à jamais dans ma mémoire.
La Louve.
Ce précipice était pareil. Attirant, enivrant, mortel. Il titillait ma curiosité. Qu’il y avait-il en son ventre ? Qu’est-ce qui l’avais créé ? Qui y étais mort, pourquoi ? Alors je continuais d’y plonger mon regard, les méninges en plein travail.
Pourquoi revenir à un endroit que, petit a, tu as déjà visité, petit b, n'est pas spécialement foisonnant de proies, et petit c, un coin fort apprécié d'une certaine guérisseuse qui t'a copieusement menacé de mort la dernière fois que tu l'as croisée (et celle d'avant aussi)? Eh, bien, c'est une très bonne question, vous répondré-je, mais qu'est-ce que vous foutez dans ma tête, d'abord? Il y a un panneau "les nouvelles voix psychotiques sont priées d'aller se présenter à l'accueil avant toute participation à ma paranoïa" à l'entrée, vous êtes pas capables de lire, un peu? Bande d'assistés.
J'ai certes déjà pu observer un peu cette fameuse faille et son wagon, mais mis à part la ville que j'ai déjà fouillé de fond en comble, c'est l'une des seules traces de présence humaine dans la zone, donc qu'un endroit qui peut m'intéresser, donc la présence probable de Kira dans les environs sera bien insuffisante à m'empêcher de m'en approcher. Même si il faut bien avouer que je risque de faire demi-tour de façon totalement nonchalante et innocente si je n'entrevois que l'ombre d'une boule de nerfs enragée noire aux yeux rouges dans le coin. J'y étais pour quelque chose, moi, si les chiens nous ont vu quand même? Je suis pas quelqu'un de spécialement impressionnable par l'intimidation non plus, mais il y a clairement une case "self-control" en moins dans le crâne de cette louve. C'était la peine d'essayer de m'étrangler après ça?
Bon, au moins un peu, j'imagine, vu que c'est moi qui les ai traînés là-bas. Là n'est pas la question. La seule que je me pose franchement, c'est de savoir si elle vit ici ou n'était que de passage. J'espère très fort que la seconde réponse est la bonne.
Je me demande ce qu'il y a au loin, après le ravin qui a englouti tout un tronçon des rails et a manqué de faire de même avec le train abandonné qui y traîne. Est-ce qu'il a été surpris par la catastrophe qui a ouvert le précipice et a vu sa fin s'ouvrir dans la terre devant lui, ou est-ce qu'il ne l'a découvert que des jours, des mois après, et a dû s'arrêter juste devant pour ne pas y tomber en entraînant à sa suite tout son chargement? La seconde option semble plus probable, mais la première bien plus intéressante à imaginer. J'ai arbitrairement décidé que résoudre ce mystère était plus intéressant que le train que j'ai déjà visité, et mon trajet s'est agrandi d'un large détour pour contourner la faille et atteindre son autre côté.
Mon coeur a raté un battement en voyant un loup noir sur les rails au loin, et j'ai réenvisagé l'idée de retourner chasser en abandonnant mon projet, avant que ma curiosité ne s'élève de nouveau avec sa petite voix indignée dans mon crâne. Des loups noirs, il y en a des dizaines, ici, tu vas pas flipper à chaque fois que t'en croise un sous prétexte que le dernier en date ferai fuir un ours rien qu'en lui jetant un regard noir. Ce qui m'a quand même décidé à rester prudent en m'approchant, surveillant le vent et son champ de vision tant que je n'aurais pas confirmation de sa non-condition de Kira. Susdit vent qui me rassure sur mon futur proche en m'amenant une odeur totalement inconnue - pas de guérisseuse folle furieuse dans le coin.
C'est un étranger, de l'autre côté du précipice, qui en fixe son fond sans sourciller. Il a pas le vertige, celui-là, je songe en m'arrêtant à quelques mètres de mon bord de la faille, plutôt rassuré, au final, par l'énorme trou béant qui s'étend devant moi. Si celui-là veut ma mort prochaine, comme l'immense majorité des loups que j'ai connu, il aura un peu de mal à le franchir, malgré la menace évidente de meurtre par ma propre connerie qu'une glissade implique. Mais c'est assez pour me convaincre de m'asseoir nonchalamment dans l'herbe, les oreilles fébriles à chaque petit sifflement du vent, et un grand sourire accroché aux babines. « Hey, c'est ta future mort que tu contemples comme ça? J'te préviens, je sauve pas les suicidaires, c'est ennuyeux. » Et je ne peux pas empêcher mon cerveau de continuer de lui-même en laissant descendre mon regard vers le sien, avant qu'il aie eu le temps de formuler la moindre réponse. « Oh, chouette cataracte, mon gars. Les bigleux du coin se sont donnés le mot pour s'rassembler, ou j'ai juste plus de chances pour les coïncidences que pour le choix de mes parents? » Entre le regard rouge si perturbant de ma grande amie guérisseuse et le borgne à qui je fais courageusement face grâce à la falaise qui nous sépare, les loups noirs aux yeux particuliers ont l'air d'aimer le coin. En même temps, vu l'état de mon oeil bleu, je peux joyeusement m'inclure dans la catégorie, outre le pelage. Je suis presque étonné de n'avoir encore jamais vu quelqu'un dégringoler dans la faille à cause de sa vision défaillante. A la réflexion, je finirais sûrement par être le premier abruti à le faire, sauf si une meute a ma peau avant. "Quelle mort est la meilleure" est une excellente question, au final.