Ca fait mal. Ca fait mal! Ca fait tellement mal que chacun de mes muscles me hurle de m'arrêter, chaque foutue cellule de ma peau en lambeaux semble avoir gardé le souvenir des barbelés qui m'ont arraché la moitié du dos en m'enfuyant et me le projette à chaque foulée. Mal, mal, mal. Je n'ai plus de souffle de courir et j'ai cette douleur atroce tout le long de mon dos, de mon visage, de partout où le sang n'a pas coulé alors que la violence du choc m'en aurai fait juré le contraire. Mais je ne peux pas m'arrêter. Je ne peux pas. Ils sont là, ils sont armés. Je les entendrais presque derrière moi si mes propres halètements ne m'assourdissaient pas déjà. Quel beau boucan d'enfer tu dois faire, abruti de clebs dégénéré, à boitiller en courant à travers les fourrés en crachant tes poumons!
Ils sont forcément là. Ils ne peuvent pas ne pas l'être. Ils ne peuvent pas tolérer un affront comme celui que je leur ai fait. Les Hommes ne tolèrent pas l'affront. Les Hommes voudront me le faire payer. Et je dois puer le sang à douze kilomètres à la ronde, le sang et l'acier rouillé qui va me laisser les plus jolies cicatrices de mon existence. Ils doivent être là, à hurler à travers la nuit désormais bien tombée, à griller à coups de lampe-torche leurs propres yeux à sang. Ils doivent être là. Je ne dois pas m'arrêter. Je ne peux pas m'arrêter. Continuer à courir. T'as trébuché, con de demi-chien hystérique. Relève toi! Relève toi!
J'ai fermé les yeux.
Je ne sais pas combien de temps j'ai passé là, explosé par terre au milieu d'un fossé avec à peine assez de force pour les rouvrir. Toujours la nuit. Toujours la lune qui me nargue juste au dessus de moi, avec son invincibilité éternelle. Je te hais! Je te hais, toi et tes foutus partisans de clébards sauvages qui trouvent marrant de te hurler dessus pour célébrer comment tu ruines leur propre avenir. Je te hais tellement! Je les hais tellement tous. Et je le hurlerais si ma gorge n'en était pas en feu d'avoir autant couru. Je les hais et je ne pourrais jamais vous le dire, jamais vous le faire payer mille fois ce que vous m'avez fait subir, parce que les humains sont là, les humains vont arriver, et je vais crever, aussi stupidement que vous quand vous allez les titiller pour ne rien faire. Les humains arrivent...
Je me suis projeté sur mes pattes de nouveau, les membres tremblants mais une nouvelle vague d'excitation à travers mes muscles épuisés. Les humains arrivent. Les humains arrivent, et si je dois tomber, ici, je vous emporterais avec moi. Je ne sais même pas par quel miracle je me suis remis en route, au trot soutenu que je ne me pensais pas capable de tenir sur aussi longtemps, je ne sais même pas par quel hasard j'ai retrouvé au milieu de cette noirceur impénétrable un territoire de meute. Je ne sais même pas à qui est l'odeur. Le sang et le métal ne s'extirpent toujours pas de ma truffe, seules odeurs qui atteignent mon cerveau en ébullition désormais. Courir, à travers la jungle touffue qu'est la leur, à trébucher, tomber, reprendre mon chemin. La jungle. Les Inkyvas. Je suis chez les Inkyvas. J'ai souri cette fois. Les Hommes feront tomber les loups. Les Hommes feront tomber cette bande d'ordures et de lâches qui se prétend solidaire. Et je contemplerais leur chute!
L'odeur n'est plus bien dure à suivre maintenant que je l'ai pile sous le nez. Au milieu des affreux relents humains qui s'accrochent encore à ma fourrure, il y a leur odeur affreuse à eux aussi. On dirai que je suis tombé sur un chemin bien fréquenté... J'ai continué de sourire en le remontant, lentement cette fois, les oreilles attentives au moindre bruit. A quelle distance sont-ils? A quelle distance sont leurs chiens de chasse et leurs fusils? Ils remonteront la piste, qu'ils aient abandonné la traque ou non. A moins qu'ils ne soient déjà occupés avec l'un des deux autres idiots que j'ai croisés dans le camp aussi. De toute façon, à courir comme un idiot en pissant le sang partout, forcément que j'ai laissé une piste. Forcément qu'ils la remonteront!
J'ai interrompu non sans mal le cours de mes pensées en atteignant la bordure du camp de la meute. Pue le loup à plein nez. Le loup et une autre odeur... Le loup et la bouffe. La bouffe! La même bouffe qui vient de me passer sous le nez, de me valoir l'état lamentable où je suis, et qui vaudra par effet domino bientôt leur fin à eux aussi. Non, non, idiot, arrête de saliver. Enfuis-toi. C'est le but de tout ça. Enfuis-toi tant qu'ils ne sont pas là et que le danger presque équivalent qui dort devant toi ne t'as pas remarqué. Enfuis toi, ignore ton estomac qui hurle à la mort après autant d'efforts inutiles. La chasse infructueuse, le pillage qui a failli te prendre ta peau.
Aussi galvanisé par l'idée de vengeance que je peux être, la faim a le dessus. Comme toujours. Et j'ai ce sentiment que mon corps s'occupe seul d'avancer, de ramper vers la réserve de proies, alors que je me demande encore ce que je suis en train de faire. Se glisser dans ce minuscule trou. Refermer tes mâchoires sur les deux premières pièces de viande qui te sont offertes. Reculer, lentement, à une dizaine de mètres du lieu du larcin que tu viens de commettre sans remords. Attendre. Pas un bruit.
Cours! ça a hurlé brusquement dans mon crâne une demi-seconde avant que je ne détale brusquement vers l'autre côté du territoire. Cours, cours, cours, comme si tous les Hommes de cette terre étaient à tes trousses, idiot de taré compulsif. J'en mourrais d'envie, de les avaler tout en entier, ces deux misérables bouts de chair morte qui pendouillent entre mes crocs, si ce n'était la peur panique qui vient tout juste de me prendre en percutant ce que cet acte va me valoir. Qu'est-ce que t'as encore foutu, foutu clebs?!
Torak n'arrivait pas à dormir cette nuit. Il était agité, se tournant d'un côté, puis de l'autre, sans jamais trouver le sommeil. Il finit par poser sa tête sur ses pattes avant, observant le ciel étoilé depuis l'entrée de la grotte, la lumière des astres se reflétant dans ses iris ambrés. Dans deux mois. Dans deux mois il serait adulte. Il deviendrait un véritable membre des Inkyva et, surtout, il rejoindrait son père en tant que sentinelle. L'apprenti avait plus que hâte d'y être, et son impatience grandissante faisait qu'il était de plus en plus agité. Tandis qu'il rêvassait Torak entendit un bruit plus loin. Il ne s'y intéressa d'abord pas, pensant qu'il s'agissait sans doute d'un Inkyva revenant de la chasse ou se promenant tout simplement. Cependant, en y prêtant plus d'attention, le jeune loup sentit que quelques chose n'allait pas. Les pas qu'il distinguait étaient étouffés, presque imperceptibles, comme si l'animal essayait absolument d'être le plus discret possible. Louche. Très louche même. Torak redressa la tête avant de se relever complètement, les sens en alerte. Il réfléchit rapidement. Réveiller les adultes ? Non, si il s'agissait d'une fausse alerte Torak aurait la honte de sa vie. Hors de question que ça arrive. Il prit donc la décision d'aller voir seul. Il avança dans la pénombre, son pelage blanc ne faciliterait pas sa discrétion, mais il connaissait les recoins où il pourrait se dissimuler. Plus Torak progressait, plus il se rendait compte qu'il y avait réellement un problème. Déjà, l'intrus était au niveau du garde-manger. Et, plus inquiétant, une odeur récente de sang flottait dans l'air. Pas celle du sang des proies accumulées là, non. L'odeur du sang encore chaud. Le jeune loup parvint finalement à destination, et il se figea en apercevant la scène. Un loup visiblement blessé venait de s'emparer de deux lapins dans les réserves Inkyva, et il jeta un dernier regard alentours avant de filer à toute allure. Pas de temps à perdre. Torak bondit en avant et s'élança à toute allure derrière le solitaire. Son excellente vision nocturne et sa connaissance particulière de la jungle permettaient à l'Inkyva d'accélérer la cadence, tandis que ses pattes martelaient le sol et qu'il progressait à grande vitesse parmi les arbres et les fourrés. Le solitaire était rapide malgré son état, mais il était aussi perdu. Il s'enfonçait de plus en plus dans la jungle, réduisant ses chances de fuite. Torak galopait derrière, sautant agilement au-dessus des obstacles naturels sur son passage, quand il eut une idée. Sans ralentir, il vira brusquement à gauche et s'engouffra dans l'une des grottes qui traversaient la jungle de part en part. Le réseau souterrain était complexe, mais il avait passé du temps à l'explorer, et l'odeur du passage de ses congénères lui permettait de se guider. Ses griffes cliquetaient sur la pierre tandis qu'il courait, son souffle court se réverbérait sur les parois du boyau et lui faisait écho. Torak prit à droite à un croisement, puis tourna encore une fois au suivant. Il vit la faible lumière de la lune qui pointait devant lui, où se trouvait l'une des nombreuses sortie. Il poussa sur ses muscles, allongea ses foulées pour émerger à l'extérieur, et jubila en voyant qu'il avait réussi. Il exécuta un grand saut et atterrit en contrebas, se réceptionnant agilement, soulevant un nuage de poussière tandis qu'il prenait une posture agressive. La seconde d'après, le solitaire s'arrêtait de justesse avant de le percuter. Torak avait réussi à le devancer en utilisant les grottes. L'apprenti poussa un grognement dissuasif, qui s'intensifia lorsqu'il reconnut l'intrus. «Encore toi !, cracha-t-il. Le solitaire n'était autre que celui qu'il avait déjà chassé hors d'ici avec son père il y a quelques mois. Il devait être franchement idiot pour oser remettre les pattes ici. -Pose ça, tout de suite !», ordonna l'apprenti en désignant les lapins. Il n'avait pas peur du solitaire. Il avait bien grandi depuis leur dernière rencontre, et pris en muscles aussi. Et même si il était toujours d'une force inférieure, il avait quelque chose que le solitaire ne possédait pas, lui. Une meute à protéger.
Mon coeur a raté un battement en entendant des bruits de course derrière moi. Des bruits de course d'un loup à travers les buissons - d'un Inkyva qui m'a pris en chasse. Abruti. Tu savais que t'allais te faire prendre. C'est quoi ton problème à la fin? Pas foutu de contrôler tes propres gestes. Et maintenant, t'es dans la merde avec une sentinelle à tes trousses. Et à coup sûr c'est encore l'autre molosse qui t'a débusqué - et cette fois, il ne va pas se contenter d'un pauvre avertissement. Où tu vas aller, avec deux fois les blessures que tu te traînes déjà? De toute façon, t'allais déjà crever de l'infection vu l'état de ton dos, au moins ça sera plus rapide! Demande lui de t'achever, pendant qu'il y est, tiens.
J'ai accéléré autant que mon corps épuisé me l'a permis, au bord de l'essoufflement. Il se rapproche. Il se rapproche, ce con! Forcément qu'il se rapproche. Je suis en train de me débattre à travers les lianes et les fourrés pendant qu'il saute avec aisance au milieu de son terrain familier. Je suis blessé, il est en pleine forme, et bien nourri de surcroît. Evidemment qu'il me rattrape. Evidemment qu'il va me sauter dessus, d'un instant à un autre. Peut-être là même maintenant...
Il m'a fallu quelques secondes de course supplémentaires pour réaliser. Est-ce qu'il vient de disparaître? Je me suis autorisé à ralentir, très prudemment, à l'affût du moindre son. Il n'est plus là. Ca n'est pas possible. Je ne peux pas l'avoir distancé! J'ai accéléré de plus belle, le coeur battant à tout rompre, prêt à réagir au moindre piège qu'il tentera de me tendre. Enfin, le pensais-je jusqu'à ce qu'il réapparaisse de nouveau à quelques mètres de moi, et que la surprise manque de me le faire percuter à quelques pauvres centimètres près. J'ai fait un bond en arrière avant d'autoriser mon cerveau à se remettre en marche. Ce pelage blanc. Ce foutu pelage blanc qui détone beaucoup trop dans l'obscurité pour ne pas m'aveugler. Evidemment que c'est lui. Evidemment qu'il m'a retrouvé, évidemment qu'il va me reconnaître, évidemment que c'est ici que va se terminer mon histoire, au milieu du rien, pour deux pauvres lapins...
« Encore toi ! » J'ai tiqué quand il a semblé brusquement changer d'attitude en me reconnaissant. Non. Je connais cette voix. Ca n'est pas la sienne, mais ça n'en est pas bien loin. Son gosse... J'ai déjà oublié son nom. Est-ce qu'il l'a prononcé? Je suis sûr qu'il l'a prononcé. Quoi qu'il en soit, il est seul. Seul, encore bien loin de son premier anniversaire... Seul avec moi. La peur s'est dissipée hors de mon crâne, remplacée par une excitation grandissante. La partie vient de brusquement changer de prognostic quand à mon avenir proche. « Pose ça, tout de suite ! » Et il n'a pas changé, cet idiot de gamin. Il est plus que temps qu'il apprenne une fois pour toutes qu'il y a des loups à moins provoquer que d'autres ici, surtout quand on est une pauvre crevette n'ayant même pas vécu son premier anniversaire.
J'ai balancé les lapins sur le côté, mon regard vrillé dans le sien, avant d'étirer un sourire. « Avec plaisir. » j'ai soufflé en m'approchant de lui, le plus lentement que j'en suis capable. La voix rauque d'avoir autant couru, les babines qui se retroussent graduellement à chacun de mes pas « Je viens de trouver une proie beaucoup plus intéressante, après tout... » Et, sans prévenir, briser brusquement le calme apparent de la situation pour me jeter dans sa direction, avec un grondement rageur, tous crocs dirigés vers sa nuque en essayant de le renverser pour le plaquer au sol. Je suis peut-être toujours un pauvre clebs mal nourri à peine capable de soulever son propre poids, mais ça n'est pas un idiot d'apprenti trop sûr de lui qui va avoir raison de moi pour autant.
Au grand étonnement de Torak, le solitaire s'exécuta sans discuter et lança les lapins un peu plus loin avec désinvolture. Evidemment, il ne pouvait pas juste les poser à ses pattes sans le provoquer un peu ... Cependant, l'obéissance du solitaire ne durerait pas plus de quelques instants, Torak le sut en voyant le grand sourire qu'il lui adressait. «Avec plaisir. Je viens de trouver une proie beaucoup plus intéressante, après tout ...» Torak avait progressé et était presque adulte. Mais Torak n'avait pas encore des réflexes aussi rapides. Il lui fallut quelques secondes pour comprendre ce que voulait dire le solitaire. Et une fois ces quelques secondes passées, Torak était plaqué au sol par son adversaire. L'apprenti gronda lorsque le solitaire tenta de le mordre. Il fallait qu'il se défende, et vite. Mais son ennemi était affreusement lourd, du type dont on ne se débarrasse pas aussi facilement qu'on l'espère. Mais il était aussi blessé. Tandis qu'il se défendait au mieux à coups de pattes tandis qu'il esquivait les crocs dangereux au-dessus de lui, Torak aperçut l'une des blessures encore sanguinolentes de l'intrus. Il saisit sa chance immédiatement. D'un grand mouvement, poussant sur ses muscles pour se redresser quelque peu, l'apprenti planta ses crocs dans la plaie et serra les mâchoires. Il sentit le sang poisseux couler dans sa gueule tandis qu'il agrandissait la blessure, ouvrant la peau et la chair. Son adversaire ne put supporter la douleur plus longtemps et tenta de se dégager. Torak le laissa partir et dès qu'il fut libéré de son assaillant, il roula rapidement au sol pour se remettre sur ses pattes, bouillonnant de rage. Son cœur battait la chamade, résonnant dans son esprit tandis qu'il haletait, tentant de calmer la panique qui l'avait pris lorsque l'autre lui avait sauté dessus. Il s'était fait surprendre comme un louveteau incapable, et sa fierté en était grandement blessée. Si son père l'avait vu, qu'aurait-il pensé de lui ? Pas le temps d'y réfléchir, l'apprenti vit que le solitaire était de nouveau prêt à l'attaquer. L'Inkyva décida d'agir avant lui. D'un bond puissant, il s'élança vers le solitaire avec toute la colère et le désir de vengeance qui l'habitaient à ce moment précis, puis il se jeta de toutes ses forces sur le loup, le heurtant d'un grand coup d'épaule et refermant ses mâchoires sur son encolure. Il tira avec force, tentant de lui infliger une nouvelle blessure, tout en résistant difficilement à la contre-attaque que lui imposait le solitaire.
J'ai jubilé en le sentant immobilisé sous mes pattes, coupable d'une réaction bien trop longue à l'attaque. Souffre, crie, ça hurle dans ma tête en le voyant se débattre. Souffre d'avoir cru que tu pouvais m'arrêter! C'est peut-être parce que j'étais aussi concentré sur ma propre excitation que j'ai raté sa prochaine tentative de retrouver sa liberté de mouvement. J'ai lâché un glapissement de douleur en sentant ses crocs dans ma blessure toute fraîche, quittant brusquement mon objectif de lui arracher les oreilles par petits bouts pour celui de me dégager, ruant et grondant jusqu'à ce qu'il me lâche enfin.
Je n'ai pas attendu avant de bondir de nouveau hors de sa portée, le souffle court, pour me préparer à un autre assaut. Trop lent! j'ai eu le temps de penser avant qu'il ne me percute et referme de nouveau ses mâchoires sur ma nuque en profitant de mon instabilité. Trop lent, trop lent, idiot de clébard... Non, non, non, tu t'en tireras pas comme ça! Et la douleur qui galvanise mes muscles quand je pivote le plus brusquement possible en l'entraînant avec moi, son étau toujours aggrippé à sa prise, avant d'ouvrir grand la gueule pour attraper son épaule et le tirer vers moi le plus fort que j'en suis capable dans mon état d'épuisement avancé. Profiter de son déséquilibre pour le bousculer loin de moi avant de bondir de nouveau hors de sa portée, avec un autre cri de douleur en sentant ses crocs s'arracher de ma propre chair. Mué en hurlement de rage quand je me suis jeté à nouveau vers lui, toute ma gueule avide de son sang, propulsé vers sa gorge, sa jolie gorge bien trop intacte pour l'affront qu'il vient de me faire.
Torak mettait toutes sa force dans ses épaules, tentant de bousculer le solitaire. En vain. L'intrus possédait une musculature beaucoup plus développée que celle de l'apprenti, et bientôt la situation se retourna au désavantage de l'Inkyva, qui fut violemment écarté du combat par une bourrade de son adversaire. Le jeune loup se rattrapa de justesse, vacillant un instant avant de retrouver son équilibre. Équilibre qui ne lui servit qu'à encaisser la seconde attaque du solitaire. L'autre loup se jeta sur lui, les crocs en avant, et tous deux roulèrent au sol dans un mélange de fourrures brune et blanche, soulevant un nuage de poussière dans leur lutte. Torak se démenait pour parvenir à l'atteindre jusqu'à ce qu'il se fige soudainement en sentant les mâchoires de son ennemi se refermer sur sa gorge. L'Inkyva déglutit, les crocs passant beaucoup trop près de sa jugulaire. Par miracle, son adversaire ne saisit que la peau, mais ce fut suffisant pour qu'un frisson traverse tout le corps du jeune loup. Il vit presque sa vie défiler devant ses yeux, tandis qu'il semblait ne plus pouvoir contrôler ses muscles. Il était encore jeune, trop jeune. Il ne pouvait pas mourir à seulement dix mois, tué sur son propre territoire par un solitaire. L'apprenti songea à crier à l'aide, mais aucun son ne sortit de sa gorge nouée par la terreur. Il ne cessait de se vanter auprès des autres de sa puissance, de se balader l'air fier au milieu des autres apprentis en racontant ses exploits pendant ses entraînements. Mais là, face à un véritable danger, dans une situation dont la réalité venait de le frapper aussi soudainement, il n'était qu'un louveteau incapable de vaincre son adversaire. Il n'était qu'un bout de viande un peu plus gros que ceux que le solitaire était venu chercher. Il n'avait franchement pas de quoi se vanter, là, écrasé par un voleur blessé qui plus est, ayant échappé de justesse à une mort certaine. Le grondement de l'autre loup dans ses oreilles le sortit de son état second. Réagir. Se défendre. Vite. Le cerveau du jeune loup fonctionna en accéléré lorsqu'il commença à se débattre furieusement, labourant l'estomac de son adversaire de puissants coups de pattes, creusant des sillons dans la chair. Certes les blessures n'étaient pas profondes, mais au moins il avait la satisfaction de les lui avoir infligées. Le solitaire s'éloigna, libérant sa gorge de son emprise, y laissant cependant une morsure sanglante, souillant son pelage immaculé. La douleur fit grimacer Torak, qui prit lui aussi ses distances en se redressant le plus rapidement possible. Tout son corps était endolori, les coups portés par le solitaire faisant leur effet. Il vrilla son regard ambré dans celui de son ennemi. «Je t'ai dis ... de partir ! Maintenant !», aboya-t-il de la manière la plus agressive possible, haletant entre deux paroles. La douleur, la fatigue, la peur ... Alors c'était ça, un vrai combat ?
Mes mâchoires se sont écartées toutes seules en sentant une vive brûlure le long de mon ventre, au rythme de l'agitation de mon adversaire sous mes pattes. J'ai reculé vivement, grondant, crachant, les poils hérissés pour cacher mes tremblements de fatigue. Crevé n'est même plus un terme pour décrire l'état où je suis. Ou, si, il le sera très bientôt si je ne mets pas ce foutu apprenti hors d'état de nuire. Et malgré la douleur qui s'accumule partout sur mon corps, malgré la fatigue qui hache ma respiration et me brûle la gorge à chaque passage précipité de l'air vers mes poumons, lui aussi s'épuise, lui aussi voit approcher la fin du combat. Sa fin à lui! Il ne m'aura pas!
« Je t'ai dis ... de partir ! Maintenant ! » Je suis resté immobile un bon moment, avant d'enfin faire l'effort de lui répondre. Mon regard accroché à l'ombre blanche de son pelage comme si je craignais à chaque instant qu'il disparaisse brusquement dans l'obscurité. Eh, il l'a déjà fait, après tout! Ses yeux qui reflètent faiblement la misérable quantité de lumière qui atteint le sol ici, plantés dans les miens, et il y a une hargne étonnante dedans, outre la fatigue et les blessures. J'entendrais presque encore le silence nocturne de la jungle derrière nos halètements rauqes. « Tu crois encore... que c'est toi qui va m'y obliger? Regarde-toi, l'avorton! Tu crois que ton père s'ra toujours là... pour défendre ta gueule de faiblard? » Son sang sur mon palais, qui excite chacun de mes membres agités, chaque fragment de mon cerveau bouillonnant. « T'crois qu'il y a... de la place pour les sales gosses braillards ici? Bienvenue... dans la réalité! » J'ai retroussé de nouveau mes babines, les muscles tendus, prêts à encaisser un nouvel assaut. Ou tout du moins, c'est ce que j'aimerais. Je sens cette foutue fatigue qui paralyse tout mon corps, émousse mes défenses, ralentit mes attaques, depuis que le combat a commencé. Il est en pleine forme, bien nourri, entraîné - je sors d'une course folle qui a duré la moitié de la nuit, après avoir fui un camp humain où mon sang a tâché le sol. Au final, qui est le faiblard, ici?
Les deux loups s'observaient longuement, grondant de colère. Tous deux tenaient à peine sur leurs pattes, leur combat les ayant épuisés. «Tu crois encore... que c'est toi qui va m'y obliger? Regarde-toi, l'avorton! Tu crois que ton père s'ra toujours là... pour défendre ta gueule de faiblard?, reprit pourtant le solitaire. T'crois qu'il y a... de la place pour les sales gosses braillards ici? Bienvenue... dans la réalité! Il poussa un grognement présageant une attaque mais ne bougea pourtant pas d'un poil. Torak le fixait d'un regard mauvais. Il savait que derrière son air supérieur et sa grande gueule il était aussi faible que lui. Son corps couvert de plaies plus ou moins béantes indiquaient bien qu'il n'était pas capable d'esquisser la moindre attaque sans risquer sa vie. Et si il était provocateur, le solitaire n'était pas stupide. Chaque loup possédait un instinct de survie plus fort que tout le reste, que l'empêchait de se mettre en danger inutilement, bien qu'il soit plus ou moins développé en fonction des individus. L'apprenti fit un pas vers lui, prenant l'air le plus menaçant possible, gonflant sa fourrure pour paraître plus impressionnant. Il grimaça de douleur en se mouvant, n'étant pas sorti indemne de cette altercation. Mais il ne laisserait pas son ennemi lui cracher dessus de la sorte. Il n'était ni un faiblard, ni un avorton, ni un gosse braillard ! Le jeune loup prit son élan, puis d'une impulsion sur ses pattes arrières, il utilisa ses dernières forces pour se jeter sur le solitaire et le percuter d'un grand coup d'épaule qui l'envoya rouler au sol. Il resta à distance mais le domina de toute sa hauteur, posant son regard ambré empli de dédain sur lui. -Je ne le répéterai pas. Fiche le camp ou je te tue !», hurla-t-il. Torak était-il seulement capable de tuer un autre loup ? Physiquement probablement, mais psychologiquement ? Il n'en était pas sûr, loin de là au contraire. Il ne voulait pas tuer, et pourtant ... pourtant il lui faudrait peut-être en venir à cette extrémité un jour pour protéger sa meute. Mais aujourd'hui, il espérait que l'intrus aurait la présence d'esprit de lui épargner cette tâche.
Est-ce que c'est lui qui m'a percuté? Oui, forcément, j'ai senti le choc ébranler tout mon corps épuisé, tellement épuisé que ses mouvements sont encore trop rapides pour que je réussisse à y prêter attention. J'ai lâché un grondement une fois à terre, griffer le sol pour me relever, tremblant de fatigue. « Je ne le répéterai pas. Fiche le camp ou je te tue ! » Arrête de hurler, tu me vrilles les oreilles, j'ai envie de lui gueuler à la figure. Arrête de hurler ou je vais vraiment finir par t'arracher la gorge. Et, enfin, si ça n'était pas déjà ce que je voulais faire. Quelle bonne idée j'ai eu, tiens. Si triste que je n'ai pas réussi à la faire se réaliser.
Le monde qui tournoie quelques instants quand je me relève avant que mes forces ne se rassemblent une dernière fois. Menace de mort, hein. De ta part, c'est aussi réaliste que si tu me disais que tu allais exterminer des humains. T'as vu ta gueule? T'as vu les affreux doutes qui dévorent ton cerveau à chaque fois que tu essaies de mordre? C'est pas avec ces menaces que tu réussiras à me faire te lécher les pattes pour me faire pardonner! Ca ne serai même pas avec ça que tu me ferais reculer si je n'étais pas au dernier stade avant le coma total. Et qu'après tout, ils arrivent. Ils arrivent, ils arrivent, vous ne fuirez pas...
« Je retiens cette menace pour notre prochaine rencontre. » j'ai soufflé, en étirant un dernier sourire. « Je retiens que tu t'es cru capable d'avoir ma peau un misérable jour de ton encore plus misérable existence et que si je peux t'aider à faire en sorte que ça n'arrive plus jamais, je n'hésiterais pas... » Ton sang, ton sang encore dans ma gueule, ça me démange de croquer à nouveau de l'apprenti arrogant pour en goûter encore plus. Je me souviendrais de ce goût. Je me souviendrais de ta foutue odeur détestable! Si tu y survis, si tu leur échappes, retiens la mienne!
« DITES-LEUR BONJOUR DE MA PART! » j'ai hurlé en détalant aussi sec, ignorant les cris de douleur de mes propres muscles à chacune de mes foulées. Le goût, encore si lointain, de trois sangs dans ma gueule, le mien, le sien, les lapins qui gisent à terre à ses pieds, qui s'éloignent inexorablement au rythme de ma fuite. Je n'en mangerais pas ce soir, mais la vengeance vaut tous les lapins du monde...